dimanche 31 janvier 2010

Déchirures de Marie-Andrée Étienne

Marie-Andrée Étienne, Déchirures, aux éditions Vents d’Ailleurs, collection Romans Caraïbes (mars 2001)

Marie-Andrée Étienne1, haïtienne vivant à Port-au-Prince, avait soigneusement tenu trois cahiers de récits des évènements qui se sont déroulés de février 1986 : fuite de Jean-Claude Duvalier vers la France, à fin 1994 : débarquement des quinze mille GI généreusement déployés par Washington pour une très classique « invasion pacifique ». Elle a saisi cette occasion pour raconter les blessures, les souffrances du quotidien haïtien.
À ma question :
- Pourquoi avoir choisi un thème qui semble bien souvent autobiographique ?
Marie-Andrée Étienne répond :
- Déchirures est un roman autobiographique dans la mesure où j’ai raconté des faits vécus. L’histoire d’Alexandra, c’est celle de ma fille, mais c’est aussi et surtout la mienne, les souvenirs de mon enfance heureuse et la douloureuse tragédie de mon île meurtrie, déchirée qui continue sa descente vers l’abîme.

C’est une jeune femme [« fragile depuis mon enfance. Fragile encore aujourd’hui. Fragile malgré mes vingt-quatre ans » (p.19)] qui, dans ce roman-récit, raconte son expérience de la fatalité de l’exil. L’annonce en est claire dès l’incipit : «- Il faudra que tu partes avant qu’il ne soit trop tard». C’est sa mère qui, de manière obsédante, répète à Alexandra cette nécessité vitale : partir pour vivre. « Il faudra que tu partes, mon enfant. », cet avertissement inéluctable résonne au fil des premières pages. C’est l’annonce d’une déchirure, « comme un leitmotiv, ce refrain revient » (p.14). La violence citadine monte crescendo et le récit se trouve régulièrement sectionné par des paragraphes qu’on dirait directement découpés dans la rubrique « faits divers » d’un journal. Une sorte de scansion du malheur qui culmine jusqu’à le rendre banal.
Les souvenirs affluent pour badigeonner le quotidien devenu insupportable. Ils se mêlent en une abondance de phrases nominales, préférant le rythme à l’action. Alexandra se laisse bercer. Elle avait dix ans à la chute de Baby-Doc mais elle se souvient bien du vent de fol espoir né à cette époque. Comme beaucoup de petites filles, elle rêvait de devenir « romancière ou cantatrice », une star. Elle s’imagine une glace à la main plongée en plein Disney World. Elle revoit son « amoureux transi », le gamin de la maison d’en face. Mais même ces scènes tranquilles se trouvent aussitôt pulvérisées. L’auteur travaille très rapidement avec les associations d’images. Amour, mariage, célébration. Un couple assassiné froidement à sa sortie de l’église. Images brutes. Sans commentaires. Et le fil du récit reprend comme s’il ne s’était rien passé. Comme le peuple haïtien se voit depuis si longtemps forcé à ne jamais rien dire. Faire comme s’il n’avait rien vu. Question de survie.
Alexandra raconte par bribes. Des peurs la suffoquent et elle emprisonne ses rêves (p.43) sans doute pour les garder toujours, comme un écran entre sa peau et la dureté du monde. Sa grande angoisse semble être celle de la dissolution de son corps dans un grand vide. Tant qu’elle est en Haïti, elle se sent réellement exister, mais elle pressent qu’ailleurs sa personnalité n’aura plus de prises pour assurer sa propre existence. Alexandra n’existe vraiment que face aux évènements qu’elle affronte chaque jour, chaque nuit. Quand son angoisse devient trop envahissante, elle se réfugie dans la lecture. Dehors, on tue. Une vieille femme accusée d’avoir dévoré un enfant est lapidée par la foule. Deux houngans sont brûlés vifs. Un avocat est abattu devant le quartier général de la police. Une banale litanie de meurtres. Un flot de sang. Une rumeur de pleurs. Des enfants miséreux respirent de la colle pour échapper à l’oppression. Les personnages, esquissés, se débattent, comme au ralenti, pathétiques. Les dernières pages entraînent Alexandra loin de son pays. Elle est assise dans un avion qui amorce sa descente. Imminence de l’exil. Éclate un florilège de substantifs et d’adverbes en –ment (p.160) comme autant de pépites qui fusent et riment et se répondent en hachant le texte, image sonore d’une joie qui sonne faux, de l’aveu de quelqu’un qui se… ment.

1 Elle est la femme de Frankétienne.

MORBRAZ

Chronique d'une lutte contre la zombification

Le Mât de Cocagne de René Depestre paru chez Gallimard (1979)

Voici le premier roman de Depestre, roman de lutte contre la «zombification», l’histoire d’un homme auquel le pouvoir en place en Haïti a ôté la possibilité de rêver, donc de penser et d’agir.

Après une justification éminemment trouble (et bien dans la ligne des écrivains de la diaspora haïtienne de cette époque (p.9): «contrée imaginaire», «pure fiction», «toute ressemblance» etc. -même si celle-ci se veut insolente et ironique- laissant un goût amer au lecteur qui peut mettre en balance la violence directe des écrivains restés au pays : Philoctète, Fignolé, Frankétienne, entre autres...) germe un roman puissant qui s’ouvre comme un conte : «Il était une fois un homme d’action qui était contraint par l’État à gérer un petit commerce à l’entrée nord d’une ville des tropiques.» C’est l’histoire édifiante d’Henri Postel, ex-sénateur, qui va se lever presque seul contre l’Office National de l’Électrification des Âmes, l’ONEDA, incarné en chef par le très ignoble Clovis Barbotog, et surtout contre le pouvoir-à-vie de Zoocrate1 Zacharie. Sur un thème de fiction, c’est bien une réalité politique qui est traitée dans un style et une langue luxuriants (et j’emploie à dessein cet adjectif pluriel à fausse polysémie...).

Henri Postel condamné à une mort sociale lente par le pouvoir totalitaire de «Son Excellence le Président à Vie, l’Honorable Zoocrate Zacharie», s’apprête à fuir son pays quand il aura proprement égorgé au rasoir un riche négociant levantin (pléonasme volontaire!) au sourire bardé d’or : Habib Moutamad, associé de Barbotog. Le rasoir se trouvant quelque temps plus tard sous sa gorge, le sourire de Barbotog s’estompe et, finalement, Postel reprend brusquement courage : il se contente d’un bras de fer avec le marchand. La première étape d’une longue lutte se trouve engagée : Postel reste au pays et va combattre avec ses armes. Il s’engage donc dans un concours de mât de cocagne. Celui-ci, image du Pouvoir, se dresse haut et raide en plein cœur de la ville Port-au- Roi. La cérémonie se passera sous l’égide du Docteur Parfait Merdoie2, évidemment... et s’inaugure la lutte de cet homo sapiens, homme conscient s’il en fût, contre «l’homo zachariens» et son système. Lutte de Titans! Le mât suiffé ne se pose-il pas clairement du côté du pouvoir ? Ne serait-il pas la représentation du Pouvoir lui-même ? Les héros de l’ascension savonnée agissent-ils tous selon les mêmes glorieuses motivations ? Le vodou s’en mêle : le grimpeur aux couleurs de l’ONEDA, le funeste Espingel Nildevert, n’est en réalité qu’un macoute qui se prend pour Baron-Samedi, le terrible loa de la Mort. Les amis de Postel, sor Cisafleur, Maître Horace le cordonnier répliquent dès la nuit suivante par l’intervention de Papa-Loko, un puissant sorcier. Postel se trouve ainsi bien vite désenvoûté et dévore un grand bol de force dans l’amour de la jolie masseuse Élisa... Postel, l’ancien de Sciences-Po et de la Sorbonne, sort blindé de sa nuit, à coups de vodou et d’amour, paré pour l’ultime ascension. Pendant ce temps, l’ennemi n’a pas perdu le sien : le mât est allé visiter les appartements privés de Zacharie et le méchant vodou, celui de la main gauche, s’en est donné à cœur joie.
Mais la zizanie s’est aussi introduite dans les clans du Pouvoir : Barbotog contre la femme de Son Excellence, Ange Zacharie. Postel, régénéré en «Gilgamesh des tropiques» (p.127) reprend sa place avec les autres au pied du mât. De son côté, le Pouvoir s’est assuré le concours des évêques locaux pour bénir le poteau, on ne sait jamais. Finalement, aidé de Ti- Lab et Pascal, deux autres grimpeurs acquis à sa cause, Postel atteint le sommet du mât, s’empare de l’arme automatique, cadeau au vainqueur, et arrose la tribune officielle d’éclats de rire explosifs. L’épilogue du récit marque un brusque changement de ton. C’est Élisa, dite Zaza, qui tient une plume et écrit une lettre à Depestre lui-même, déroulant la fin tragique de l’histoire. Non, elle ne va pas partir, malgré l’immense danger, elle va se battre : «Je donne à ma patience des sabots de diamants» (p.178).
Patience devenue, par la force de l’Histoire, la vertu cardinale d’une île torturée.

MORBRAZ

1 On est bien obligé ici de penser à l’âne et l’éléphant desquels il est fait grand cas dans l’immense ménagerie voisine.

2 La galerie de portraits du pouvoir haïtien s’enrichit au fil des pages de nombreuses évocations plus ou moins transparentes, notons, entre autres, p.134, «Claude-Lukner Cabron» qui n’est autre que le sinistre Luckner Cambronne, homme fort du régime, qui fit fortune en organisant le trafic de sang et de plasma haïtiens vers les USA et le Canada... «Cabrón» signifiant, en espagnol, «salaud»...

Dieu en balade dans le jardin de Gary Victor

Gary Victor, Je sais quand Dieu vient se promener dans mon jardin, paru aux éditions Vents d’Ailleurs en mars 2004

Jutta Hepke, éditrice, rencontre un problème récurrent de confrontation avec les auteurs : le choix du titre. L’écrivain en a choisi un, il est sûr que c’est le bon : c’est rarement le cas. Or, le titre est en grande partie ce qui fait que le livre se vend… ou reste sur l’étagère du libraire. Kettly Mars s’accrochait à La dernière part de pureté et Jutta Hepke impose finalement La nuit hybride titre qui manifeste subtilement la chair de ce beau roman. Mais c’est toujours un combat.

Petite note en passant : je ne suis aucunement lié à la maison d’édition Vents d’ailleurs ; je me fais l’écho de ses parutions car son travail de recherche de textes très ciblé sur la production romanesque en Haïti tient de l’acharnement culturel. Et il faut une sérieuse dose d’inconscience, voire de folie, à s’accrocher à mettre en lumière ce singulier bastion de la francophonie de la Caraïbe. Surtout quand on est toute seule, installée loin des 5° & 6° arrondissements parisiens, en province, dans un petit village, qu’on est fragile d’apparence, et… allemande d’origine !

Revenons maintenant à ce roman de Gary Victor. Le titre initial était : Chute dans un cône d’ombre (voir pp. 52-53 : « je commençais à glisser lentement vers un gouffre si obscur… », p. 157, p. 190). On peut apprécier tout l’humour amer de cette naissance à l’envers à mettre en parallèle avec la marche à reculons déjà évoquée par Ollivier dans La discorde aux cent voix1. Après un incipit d’aspect autobiographique, on s’attend au récit d’un névrosé. Adam, habitant un improbable Éden, macère ses problèmes de relation au père combinés à ses difficultés de couple, qu’il embrouille de formules mathématiques savamment cryptées2. Gary Victor annonce un jeu entre Créateur et créature, l’écrivain et le personnage, Dieu et l’homme conscient, parabole en écho avec la Genèse 3-9, la chute originelle et la fuite du jardin d’Éden à cause d’Ève. Maintenant, le paradis est pourri. Le « héros » du roman se nomme d’ailleurs Adam Gesbeau, et sa femme, Ève. Quand Adam aura choisi la duplicité : devenir son marassa opposé dans le monde réel pour mieux cerner la situation, Ève deviendra Lilith, (p.109)… Adam va passer une grande partie de son temps à tenter d’échapper à Dieu durant tout ce récit… et d’ailleurs avec un certain succès. Échapper à Dieu, à son père, à son président…
Le monde n’étant constitué que d’apparences, il est très difficile de prendre appui sur une réalité. L’écrivain, face aux difficultés à assurer sa propre subsistance, devient un gibier de choix pour le pouvoir en place qui peut alors le manipuler, se servir de son talent à des fins personnelles. Les personnages eux-mêmes vont se dédoubler de manière anarchique et proliférer dans leurs turpitudes pour assouvir impunément leurs vices. Il y a du règlement de compte dans l’air empesté. Gary Victor place l’écrivain de papier face à ses responsabilités.

Lui-même prend les siennes : il dénonce de manière vigoureuse l’atmosphère délétère de cette fin de règne d’Aristide. Pour lui, être haïtien, c’est toujours être prisonnier, certains même ne sortent jamais de leur unique cellule initiale. Ils y demeurent dans « un cône d’ombre », (p.157), incapables de naître, reculant à jamais la responsabilité de se prendre en mains. Le président (ici « l’Élu »…) propose à Adam de devenir l’écrivain de la nouvelle histoire du pays : c’est lui qui inventera les rôles des différents personnages politiques. Adam va alors officier le visage dissimulé derrière un masque, celui de Charlemagne, figure mythique du rebelle3. Il est devenu un homme « différent », tellement différent que sa propre femme ne le reconnaît pas et trompe allègrement Adam avec cet homme nouveau qui a tout pour la séduire, puissance, argent et confiance absolue du président. Adam étant patient d’un hôpital psychiatrique, il rencontre quelques difficultés dans ses rapports avec son prétendu psy, le fameux docteur Papon, (qui semble bien plus intéressé par les appâts d’Ève –qu’il considère d’ailleurs comme une « salope » (p.61)…- que par le sort d’Adam).
Dans un monde aliéné, la seule solution envisageable est de se montrer aussi fou que les dirigeants. Question de survie. Adam accepte la mission et, pour la mener à bien, ira même jusqu’à devancer les désirs du président mégalomane. En Haïti, il est une croyance : faire l’amour à une pauvresse porte bonheur. Les hommes de pouvoir rôdent, de nuit, autour de la mendiante, elle est la clé pour s’emparer de la présidence. Adam endossera les nippes de la vieille prostituée et même sa personnalité pour atteindre les personnages les plus pourris du régime. Mélange des temps, présent/passé, dans la même phrase, brouillage de l’histoire qui s’accélère à tel point que le président est sûr de fêter le tricentenaire de la libération de l’île (p.89), tout est manipulation : C’est Adam Gesbeau qui tue et c’est à lui que le président confie l’enquête sur les meurtres… Adam se cache et devient « le » masque, comme dans les cérémonies rituelles africaines. Il erre en enfer, livré à sa propre folie, acteur et victime du pouvoir. Au bout de cette longue métaphore désabusée sur la putréfaction inhérente à la pratique politique, où les chimères peuvent se reconnaître dans les «ratropouvermouchiques» déjà mis en scène par Frankétienne dans Ultravocal, cercle vicieux de la dictature en Haïti, de la folie mégalomane de Duvalier à celle d’Aristide, Adam prend le parti de s’en prendre finalement à Dieu lui-même qui, somme toute, semble plus accessible : « Dieu n’a pas le temps de réagir. Je lui tranche la tête. Au même moment, je tombe dans un cône d’ombre… »
Mais il faut dire, à la décharge d’Adam, que Dieu l’a tout de même bien cherché.

MORBRAZ


1 Éditions Albin Michel, 1986, p.183-185.
2 Le mystère de la formule mathématique s’explique ainsi : il s’agit du calcul «exact» de la fameuse dette, alignement de chiffres très long que les chimères téléguidées par Aristide (voir p.15 : « ces pillards qui précèdent l’avancée du général prêtre docteur intellectuel démocrate futur dictateur ») avaient appris par cœur et récitaient dans les rues… 21 685 135 571, 48 (en US $). A noter que ce nombre ne comprend pas le chiffre 9… n’y aurait- il rien de… neuf en Haïti ?
3
En hommage, sans doute, à Péralte le libérateur, assassiné par les GI yankees lors de la guerre contre les Cacos.

mardi 26 janvier 2010

Clair de Manbo, de Gary Victor


Gary Victor, Clair de Manbo1, éditions Vents d'ailleurs, 2007

Rien n’est clair dans toute cette histoire. Ni personne. Peut-être un filet de lumière dans l’âme de Sonson Pipirit… encore que ses véritables motivations soient floues, en dehorsde l’obsession du corps de la femme si blanche de Sérafin.
En fait, tout est de la faute de Lanjélus, pêcheur de son état au village de Grand- Goâve. C’est bien lui qui a présenté Hannibal Sérafin, candidat à la présidence de l’État, à Madan Sorel la puissante Manbo du vodou. Et pour couronner le tout, voilà Sonson Pipirit, celui qui a déjà couru tout au long des cinq cents pages de La piste des sortilèges à la poursuite de son ami Persée Persifal, qui se mêle de l’histoire. Il devient l’amant magnifique de la prêtresse que tous désirent. Ce qui ne va pas faire que des heureux même si les vieux loups-garous se régalent du spectacle. Il faut dire aussi que les amants possèdent un lieu de prédilection pour leurs amours explosives : la cime élevée d’un mapou.
Et c’est surtout sans compter sur l’odieux Djo Kokobé qui, quoique infirme, est le chef des bandes délirantes des Champwêl de la Côte… il est vilain, ce Djo, mais extrêmement puissant et veut à tout prix réaliser un vieux rêve qui hantait son propre père, mort sans l’avoir vu exaucer : devenir l’amant de la Manbo. En effet, cette Madan Sorel est de même essence que la Bouche-Dorée d’Hugo Pratt, toutes deux possèdent le don de la jeunesse éternelle. Gary Victor nous entraîne à nouveau dans un tourbillon de personnages, un maelström de situations inédites, au creux d’une Haïti mise en scène mais finalement très proche de sa réalité intime. La nuit à elle seule se coule dans un personnage double, rassurant, reposant d’un côté puis inquiétant voire mortel par ailleurs. Les loups garous galopent dans le noir qui leur est propice, ils se déploient partout et font régner la terreur. Hannibal Sérafin, tricheur sublime, toujours en représentation, se croit très protégé par le dieu de la mer Agwé, mais – on n’est jamais sûr de rien - souhaite aussi pour acheter le calme, se faire un allié de Djo Kokobé. Conscient de toutes ses contradictions, Hannibal se sent mûr pour devenir un grand homme politique.

Le monde se fait très manichéen : d’un côté la lumière (ténue) et les gentils (peu nombreux), ceux qui œuvrent à l’édification (balbutiante) du bonheur ; et de l’autre, la nuit (puissante), ceux (innombrables) qui se complaisent dans la douleur et le malheur d’autrui. À la fin du roman, beaucoup de ses acteurs auront connu le trépas et s’empileront en « himalayas de cadavres » si chers à la période Duvalier. Sonson Pipirit, lui, s’en sort miraculeusement (mais il né comme ça) et retrouve sa virilité chapardée par les vieux loups garous jaloux. Se faisant passer pour Agwé lui-même, fait divinement l’amour à la femme si blanche de Sérafin. Ce qui conforte ce dernier dans la certitude qui l’habite d’être le protégé d’Agwé. Tout le monde est content, surtout Mme Sérafin.
La grande question qui émerge à la recension des œuvres romanesques de Gary Victor, est la suivante : à quoi sert de s’être si brillamment libéré si c’est pour qu’existe sur ce morceau d’île, le plus grand des malheurs et qui y semble incrusté pour durer encore et encore? Et on repense à cette conclusion de Céline « …c’est peut-être ça qu’on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir. »


Cette édition chez Vents d’ailleurs a été légèrement retravaillée par rapport à celle de 1990 chez Deschamps à Port au Prince, mais cette victoire annoncée de l’ombre sur la lumière est une marque
que l’on retrouve également chez les peintres haïtiens
contemporains, je pense ici spécialement à Frantz Zéphirin.

En fait, dans cette lutte forcenée des puissances des ténèbres contre la lumière et le bonheur, tout repose sur les épaules d’une seule femme, cette Manbo si joyeusement femelle, à la beauté si
rayonnante, qui donne le titre à cette œuvre presque assez sombre
pour qu’on la sente désespérée.
MORBRAZ

1 Clair de Manbo est en réalité le premier roman de Gary Victor, même si d’autres ont déjà été édités en France.

Les tableaux de Frantz Zéphirin qui illustrent cet article sont visibles à la galerie Espace Loas, rue Droite dans le Vieux Nice (Collection Patrice Dilly)

Kasalé de Kettly Mars


Kasalé de Kettly Mars,
roman d’abord paru chez L’Imprimeur II, à Port au Prince en mai 2003,
puis revu et édité chez Vents d’ailleurs en 2007.

C’est avant tout une histoire de femmes qui se tisse dans un village, un lakou, non loin de Port-au-Prince, mais loin de tout en vérité. Une vieille femme y campe un rôle central, Antoinette, dite Gran’n, qui connaît les ancestrales pratiques. Autour d’elle se serrent d’autres femmes plus ou moins jeunes, Nativita, Altagrâce, Esther et surtout, Sophonie, tombée « grosse au plus fort d’une averse ». Bien qu’étrangère - elle n’est que la belle-fille d’Antoinette dont le fils, Démétrius, est mort - Sophonie a partie liée avec la vieille Antoinette qui a reconnu en elle la femme qui devrait lui succéder. Sophonie met du temps à admettre cette filiation, ne comprenant que peu à peu le miracle qui s’opère dans son ventre : elle attend un enfant d’Agwé, le maître de l’eau.
Plus loin, au bord de la grande route où s’effectuent d’immenses travaux, un homme sculpte des pierres dans un petit atelier. Son nom est Athanaël, mais il est en réalité une incarnation d’Athagwé, le dieu de l’Eau…
Dans l’air immobile de Kasalé rampent des rancœurs, des rivalités amoureuses, des haines avivées, des jalousies puissantes, des histoires d’argent… Mais surtout, après un violent orage, le flot furieux de la rivière (on dit l’avalas) a arraché le vieux cachiman qui poussait sur sa rive. Il ne tient plus que par une mince racine. Il va bientôt tomber. Et ce vieil arbre est intimement lié à la vie de Gran’n. Elle ne pourra s’en aller que lorsque l’arbre aura définitivement lâché prise. Or, après l’inondation, c’est un temps de sécheresse terrible qui s’abat sur le lakou.

De plus, dans la montagne, la tempête a détruit une maisonnette qui abritait des loas (les divinités du vodou). Gran’n doit remettre la maison d’aplomb pour sa propre sauvegarde, mais aussi pour le bien de tout le village. Malheureusement, beaucoup ne croient plus aux esprits. Gran’n aidée seulement de Sophonie va tout de même mener à bien l’opération de sauvetage. Ensuite, elle pourra lentement s’éteindre, mais en confiant doucement ses pouvoirs à Sophonie. Celle-ci rencontrera enfin Athanaël et reconnaîtra en lui le dieu Agwé. Elle sait alors que son enfant sera une fille : une fille de l’eau. De la lignée d’Antoinette.


Voici pour l’histoire. Maintenant, pour ce qui est de la question du style, il faut tenir compte du fait que Kasalé était le premier roman de Kettly Mars, les imperfections sont là, mais on sent déjà la force d’un style, l’affirmation d’un écrivain maître de sa plume. Qui a des choses à dire, des histoires à dévoiler, Kettly Mars va nous étonner. Elle aussi est une femme puissante.
MORBRAZ
De La dernière part de pureté à
L'heure hybride
roman de Kettly Mars1.

Quand il est arrivé en manuscrit chez Vents d’ailleurs, ce roman s’intitulait en effet La dernière part de pureté, mais il paraît finalement en 2005 sous le titre L'heure hybride.

Il s’agit ici d’un r
oman fort, comme on dit d’un alcool qu’il est fort, roman à la fois troublant et inquiétant, qui place le lecteur en situation de voyeur gêné mais pourtant consentant. Roman écrit entièrement à la première personne, La dernière part de pureté s’ouvre comme une nouvelle. Style rapide. Phrases nominales et brusques accumulations, une image puissante de ville. On écoute quelqu’un raconter une histoire. L’histoire d’un pan de vie. La sienne, qui s’écoule lentement : p.2 : « Cinq heures trente cinq. », p.23 : « Cinq heures cinquante cinq. », p.27 : « Six heures du soir… » (etc.). C’est le temps de l’éveil et de sa cohorte de souvenirs, de l’attente du fauve avant le crépuscule. Si l’auteur est ô combien féminin, le personnage narrateur est masculin. Ce texte est celui d’une confession, d’une sorte de journal intime au fil de la plume et des évènements. Rico L’Hermitte, du fond de son refuge dans la vieille pension gingerbread qui se lézarde, semble vouloir faire le point sur sa vie, se justifier face à lui-même, mettre en balance les plaisirs frénétiques de la vie d’un côté et l’intérêt réel de cette existence de l’autre.
« Je me nomme Jean François Éric L’Hermitte, profession gigolo. Mes amis et mes maîtresses m’appellent Rico. » (p.7)
Ces prénoms bourgeois vont singulièrement aider le narrateur dont « l’objectif essentiel est de fuir la pauvreté par tous les moyens » (p.7). Il ne part pourtant pas gagnant, sa mère se prostitue tout en le protégeant autant qu’elle le peut. Très vite, Rico prend conscience de son propre charme. Il est un homme séduisant.
« Je connais le pouvoir de mes yeux couleur de miel. Je vis dans un monde où les valeurs humaines s’évaluent aux teintes épidermiques et à la frisure des cheveux. Toute nuance de peau tendant vers le clair garantit une certaine estime et un a-priori de bonne extraction. » (p.13)

En fait, Rico se connaît très bien. Il est parfaitement conscient de son propre cynisme. L’heure approche de la quête, de la chasse solitaire menée chaque nuit encore un peu plus loin. « Six heures du soir… ma chambre devenue bateau accostera bientôt aux ports de l’ombre ». Les femmes sont le gibier. Jacqueline, sans doute, aurait pu le garder pour elle seule mais, jalouse, elle a brisé le bibelot fétiche de Rico, sa « part de pureté », comme il le dit. C’était fini. Même si le petit biscuit de porcelaine blanche avait été rafistolé, il n’était définitivement plus le même. Rico nous invite aux plongées dans les milieux interlopes de Port-au-Prince, non qu’il s’y complaise, rien n’est moins sûr, mais c’est une sorte de fatalité, une trajectoire obligée due à la suite des évènements qui se mettent en place comme un improbable puzzle. Une inéluctable catharsis. Les femmes se succèdent entre ses mains, c’est son unique moyen d’existence. Vivre au milieu des gens aisés sans l’être lui-même, profiter de cette apparence pour continuer, toujours, à faire semblant d’être un autre. Il faut de la ruse, de la froideur, de la trahison, du mensonge, du cynisme. Rico cultive toutes ces qualités. Amoureusement.
« Moi, je ne compte pas, je suis une fourmi, un citoyen de l’ombre […]. La pauvreté, je connais, je suis arrivé à m’en sortir. Alors que chacun fasse de même, sans soulever de vagues, sinon le bateau chavire ». (p.47)
Il s’aime en fait plus qu’il n’aime les autres. Survivre, est-ce réellement exister ?

Rico balaie d’un geste ses préoccupations et repart en chasse. Son vivier se tient souvent chez Patrice et un soir, au milieu des femmes, comme en éclair, il aperçoit « un homme mince aux traits fins, un beau visage trop beau pour un homme ». Ce garçon plutôt timide se trouve entraîné dans les ébats du groupe.
Rico reverra l’inconnu et se sentira étrangement troublé, « Je rencontrais sur ma route un point de chute. […] Quelque chose m’annonçait la fin d’un temps. Un glissement dans l’itinéraire de mes jours. ». Rico va alors, comme il le dit, marcher vers sa mort, la mort de l’image qu’il portait de lui-même. C’est le récit poignant d’un homme perdu, qui vend son corps comme sa mère a vendu le sien, comme s’il y avait là une malédiction du modèle. Il est huit heures vingt, la musique du transistor de Félix monte de la cour, Rico avale sa soupe avant d’affronter la nuit. Tout à l’heure, il jettera un coup d’œil fraternel à ceux qui ont su rester petits et sans histoires, il repartira vers l’alcool, les femmes, la fête. Cette fête qui n’a plus le même goût.



1 Kettly Mars est déjà l’auteur de deux recueils de poèmes : Feu de miel (1997) et Feulements etsanglots (2001) et de deux recueils de nouvelles : Un parfum d’encens (1999) et Mirage-Hôtel (2002). Un premier roman a également été édité, Kasalé, paru en Haïti, à Port-au-Prince chez l’Imprimeur II en mai 2003.
MORBRAZ

Gary Victor, écrire en Haïti

Gary Victor, écrire en Haïti

« Vainqueur ou vaincu, surtout vaincu, ne laisse à quiconque, pas même à Dieu, le soin d’écrire ton histoire » (in Banal oubli, 2008)

Gary Victor naît le 9 juillet 1958 à Port-au-Prince. Replaçons ce moment dans l’histoire : c’est le tout début de la période Duvalier qui va durer vingt neuf années en tout. Son père est professeur de sociologie et écrira, en tant que tel, quelques excellents ouvrages critiques qui feront référence, dans lesquels il développe sa vision de la société haïtienne, en dehors de toutes préoccupations officielles. Sa mère est fille de paysans de la région de Cayes, elle fait ses études à Port-au-Prince. Gary grandit dans une famille unie. A la fin de ses études secondaires, il choisit la voie de l’agronomie pour acquérir une bonne connaissance de son pays, lui qui ne connaissait que Port-au-Prince. Il y a longtemps que la passion d’écrire le tenaille. À treize, quatorze ans déjà, il se plaît dans la rédaction de contes et de courtes nouvelles. Même si ces premières œuvrettes ne connaîtront jamais l’édition, le virus de l’écriture est solidement implanté. Dès 1986, Gary Victor obtient une place de chroniqueur au journal Le Nouvelliste. Avec « Sur la corde raide », il aborde librement les problèmes de société. Il commence aussi à y publier des nouvelles.
La radio, en l’occurrence Radio-Métropole, s’intéresse aussi à son talent dès le printemps 1992. Gary reprend alors son personnage d’Albert Buron qui fait l’objet d’une première apparition radiophonique. Mais Gary Victor, ne supportant pas la situation suivant le coup d’état militaire de septembre 1991, part pour le Canada. Exil volontaire d’août 1992 à 1996. L’effet d’attirance ne joue pas vraiment. Il prend le temps d’écrire une longue nouvelle : Le sorcier qui n’aimait pas la neige, puis un recueil de nouvelles portant le titre de cette nouvelle. Et il rentre au bercail. Il revient à Radio-Métropole pour reprendre la saga d’Albert Buron, son personnage phare créé en 1981 : Albert Buron ou l’art d’être intellectuel. C’est un succès populaire phénoménal qui fustige l’attitude des intellectuels (ou prétendus tels) haïtiens et met au jour leurs jeux d’apparence et leurs manipulations. Le tout dans la lignée de l’humour de Justin Lhérisson, la critique sociale caricaturale, une sorte de Guignols de l’info en réellement caustique.
Un détail, mais qui a son importance : Gary Victor est aussi un redoutable joueur d’échecs. Il a été champion national en Haïti, il a participé aux Olympiades d’échecs et, à ce titre, a beaucoup plus voyagé sur la planète qu’en tant qu’écrivain invité aux colloques internationaux. Et, n’en déplaise à sa grande simplicité, il reçoit de la République Française la décoration de Chevalier de l’ordre national du mérite en 2003 pour la valeur de son œuvre publiée en langue française.

Mais revenons à la littérature, l’imaginaire de Gary Victor est son vrai moteur, pour lui la seule solution pour son évasion de ce monde d’enfermement et de manipulation. En Haïti, l’homme de la rue, dit-il, n’a aucune chance, au milieu du désordre ambiant, d’accéder à la moindre parcelle de vérité sur laquelle s’appuyer, à partir de laquelle réfléchir. Il n’a donc aucune possibilité de comprendre la réalité. De ce constat, Gary Victor exploitera le personnage du « fou » dans toute son œuvre romanesque. Car le fou est justement celui qui est dans la réalité. Et les romans vont se suivre à une bonne cadence. Le tout premier est Clair de Manbo, paru en 1990 à Port-au-Prince chez Deschamps. C’est le déclic, la mise en orbite de son univers onirique. En 1992, Un octobre d’Elyaniz (écrit en pleine période de dictature) reprend les aventures de Sonson Pipirit. Sonson Pipirit, Albert Buron, il faut préciser qu’il existe bien une sorte de filiation entre ces deux héros, mais alors qu’Albert Buron se confine dans son jus de médiocre professionnel, se complaît dans l’art de stagner, Sonson Pipirit évolue parce qu’il ne craint pas de se remettre en cause, de voyager en terrain miné, et même d’affronter les dieux avant de revenir sereinement à la réalité après son chemin de croix librement consenti.
En 1996 paraît donc chez Deschamps un énorme roman, La piste des sortilèges1, qui voit encore ce même héros, Sonson, aux prises cette fois avec les créatures du vodou alors qu’il est en quête de son ami fraîchement assassiné qu’il veut ramener coûte que coûte au monde des vivants. 1998, il est temps de débusquer Le diable dans un thé à la citronnelle2, en 2000 il est urgent de se donner rendez-vous À l’angle des rues parallèles3 roman qui vient alors de paraître à Port-au-Prince et dont le titre résume avec un humour acide la situation exacte d’Haïti à cette époque. 2002 : partageons un moment intime dans Le cercle des époux fidèles. Mais un virage important a été pris en 2001 à l’occasion du Salon du Livre de Cayenne. Gary Victor y a en effet rencontré l’éditrice Jutta Hepke. C’est le début d’une riche collaboration, suivent en effet Je sais quand Dieu vient de promener dans mon jardin (2004), Le diable dans un thé à la citronnelle (2005), Les cloches de la Brésilienne (2006) et Banal oubli (2008) qui sont édités directement chez Vents d’ailleurs. Et Gary Victor s’est retrouvé en résidence d’écriture à Montpellier où il a mis la dernière main à ce qu’il appelle un « gros livre ».
Voilà donc pour les romans, mais Gary Victor est aussi un auteur de pièces de théâtre. Citons entre autres Anastase qui est une adaptation de son roman À l’angle des rues parallèles, mise en scène par Daniel Marcelin comme d’ailleurs cette même année 2001, une pièce de boulevard Le jour où l’on vola ma femme. En 2003, sort Nuit publique, une pièce sur la solitude du couple, et en 2006, La reine des masques dont la mise en scène était assurée cette fois par Albert Moléon. Ce catalogue ne serait pas complet sans évoquer aussi le travail effectué pour la télévision, une série intitulée Piwouli, du nom d’une sucrerie locale pour les enfants, sur Télé- Max.

Un homme très pris, très actif et pourtant très disponible. Gary a bien l’allure du pilier de rugby, il en a aussi la solide poignée de main. Son rire est franc et sonore. Il écrit des romans délirants dont l’ingrédient de base est l’humour, un regard décalé sur l’état de son propre pays, mais c’est surtout un auteur plein d’espoir qu’il est urgent de lire et de faire connaître.
MORBRAZ


1 Édité en 2002 chez Vents d’ailleurs, en France.
2 Édité en 2005 chez Vents d’ailleurs.
3 Édité par Vents d’ailleurs en 2003.

lundi 25 janvier 2010

Frankétienne témoigne en direct de Delmas 31 à Port au Prince

Premier coup de fil de l’écrivain Frankétienne à son ami français ce 20 janvier 2010 à 14h38 soit peu de temps après cette seconde secousse (6,2 sur Richter) qui vient de frapper Port-au-Prince. Conversation entre Frankétienne et cet ami ce jour.

Tu me demandes de raconter, mais c’est tout simplement inimaginable. Là, tu le sais, nous avons eu une secousse, pas très longue, mais assez forte… 6 de magnitude sur l’échelle de Richter… ça a duré cinq secondes peut-être. Dans ma maison, tu l’as vu sur les photos de Marie-Andrée, tous les dommages se situent au niveau de l’étage moyen. Comme nous avons beaucoup de murs qui se sont fissurés et affaissés, ça a entraîné une inclinaison des murs qui étaient déjà très penchés. En sous-sol, il y a entre trente-six et quarante piliers de soutènement, en béton armé, et pourtant il y en a une bonne demi-douzaine qui se sont fissurés. Et quoi faire ? Tu le sais, nous n’avons pas d’argent et nous ne savons pas comment ça va se passerpour d’éventuels prêts dans deux ou trois mois, quand le pays aura repris un peu de souffle comme on dit. Et tu le sais aussi, ici en Haïti, on n’a pas d’assurances : c’est une zone à risque, rien n’est assuré. Même pas notre vie… non, nous n’avons pas ici d’assurance-vie et nous vivons, comme nous disons, à la grâce de Dieu. Mais quand je regarde ma maison, avec cet étage à vivre qui est une dévastation, rien que regarder, c’est déjà une épreuve.
Quand c’est arrivé, j’étais au troisième niveau avec un journaliste qui était venu m’interviewer et Marie-Andrée était dans la partie la plus fragile de la maison. S’il y avait eu une victime, ç’aurait été Marie-Andrée. C’est terrible… et dire que j’avais juste écrit une pièce d’une manière spontanée, mystérieuse, écrite fin novembre et prête à être jouée le 22 janvier. Elle s’appelle Le Piège et c’est une pièce sur l’écologie mondiale face aux dévastations générales de la planète, la pollution généralisée, la fonte des calottes glaciaires, les tremblements de terre : il y a même un passage où je dis « la terre titube, la terre vacille, la terre vire et chavire en tressaillements de frayeur, en déraillements de terreur, dans le macabre opéra des rats… » et je dis plus loin
« effondrement des villes, des bidonvilles, des châteaux et des palais en hécatombe cacophonique. » Je ne l’ai pas écrit avant-hier : je l’ai écrit le 10 novembre ! Jutta m’a demandé de lui envoyer un bout de la pièce, je lui ai envoyé l’ouverture de la pièce, le prologue.

La pièce, c’est deux individus reclus dans un réduit à la suite d’un cataclysme. Exactement comme ce qui se passe, c’est un voyage terrible, c’est une prémonition… La pièce dure une heure et vingt minutes, c’est une image forte de la planète et moi je sens bien qu’à l’heure actuelle, les écologistes, les altermondialistes représentent le fer de lance contre la famille des zotobrés planétaires, qu’ils soient américains, chinois ou européens qui sont en train de tuer la planète Terre. Moi je compte sur une solidarité de la part des écologistes… Revenons à la pièce, elle est à 85% en français, des petites parties sont en créole, mais sont facilement adaptables. Tu connais Yann Arthus Bertrand… eh bien c’est moi qui ai traduit le texte de son film en créole. J’espère pouvoir aussi compter sur ce genre de type pour promouvoir ma pièce en tournée en Europe. Je vais la rôder, bien sûr, en Haïti, car je veux qu’elle soit jouée d’abord chez moi. Mais je t’assure que si cette pièce est jouée dans les pays francophones, en France, en Suisse, au Canada et s’il faut l’adapter au public hispanophone ou anglophone, je le ferai. Tu sais, j’ai mis trois jours seulement pour adapter le texte d’Arthus-Bertrand… En attendant, je regarde dehors et je vois mon quartier de Delmas, presque complètement détruit, Port au Prince, un complet champ de ruines, la ville de Léogane, détruite… Jacmel a aussi énormément souffert… 80% par terre m’a-t-on dit… et puis tu sais, il faut le dire : beaucoup de peur. Pour l’instant, ma priorité première serait de pouvoir seulement sortir de chez moi, mais je ne peux pas, il y a des blocs de béton devant la porte et plein de fils en travers du chemin. Oui la priorité serait déjà que notre rue soit dégagée, qu’on puisse sortir pour trouver un peu de ravitaillement. J’ai l’impression ici d’être séquestré. Et puis, tu sais, on nous a dit qu’on aurait encore des secousses pendant deux ou trois jours. On dort dans la cour pour le moment. C’est dur mais on tient le coup. La vie doit continuer et la création, comme dit Nietzsche, par delà les tombes la création continue. L’énergie doit se manifester et la pièce, vraiment, sera un gros morceau et contribuera à ce que les gens soient sensibilisés par une pièce écrite par un écrivain vivant, survivant sur place. Et cette pièce n’est pas lourde : deux hommes en scène, c’est tout. Un autre acteur et moi, et pour le décor, des morceaux de carton, des ferrailles, des déchets, des débris, un univers dévasté: c’est une pièce qu’on peut monter n’importe où sur la planète. C’est une pièce avec une réelle dimension écologique, j’y dénonce la dévastation organisée de la planète. Mes deux individus sont bloqués, ils ne savent pas par quoi, sans doute un cataclysme, et ils jouent, ils discutent… je mets chacun en face de ses responsabilités, que ce soient les grands décideurs de multinationales ou les gens qui mettent du fatras, les pauvres qui coupent les arbres, tous sont des prédateurs, des zotobrés de la planète, tous de la même famille… mais aucun pays ne pourra se libérer seul de ce problème car tous, absolument tous, sont concernés. Ce qui me navre c’est que les ennemis d’hier sont encore les mêmes aujourd’hui… Ma pièce c’est, je te l’ai dit, Mélovivi ou le piège, mélé c’est les imbéciles, les cons… tout un programme, inépuisable.
Nous ne sommes pas en fer, ni même en bois… mais nous tenons.
Nous tenons.

L'amour avant que j'oublie de Lyonel Trouillot


L’amour avant que j’oublie, de Lyonel Trouillot (éditions Actes Sud/Leméac 2007)
Derrière une couverture de Steve Perrault (un morceau de son Internal Awareness, un Magritte revisité), se tapit le dernier roman de Lyonel Trouillot. À l’image de l’île du tableau, c’est un roman de solitude. À la table, on repère trois parties : « L’Étranger », « L’Historien », et « Raoul ». Mais, c’est évidemment l’Écrivain qui nous raconte cette histoire. Et cette histoire s’ouvre avec, en fond sonore obsessionnel, une rengaine populaire truffée de platitudes répétant à l’envi que l’amour est bleu. Mais c’est à l’âme que les personnages ont des bleus : quatre hommes que le hasard a heureusement réunis, qui refont le monde dans une vieille pension du centre-ville, quatre êtres complémentaires qui ont tissé entre eux les liens d’une puissante amitié. Quatre hommes qui racontent des pans de leur vie, qui écoutent, qui partagent, qui aiment.
L’un parle plus que les autres, en s’inventant une vie palpitante qu’il offre en cadeau, par bribes comme autant de pépites, à ses amis, à ceux dont il a fait son unique famille. Tous ont quelque histoire à confier aux autres, certains ont du talent, d’autres moins, mais ils compensent par leur écoute fraternelle et leur générosité. L’Écrivain n’en perd pas une miette car toute histoire est bonne à mettre en scène et sans doute plus encore celle des gens qu’on aime. Alors l’Écrivain fait ce pour quoi il est né. Il recrée le monde, comme Dieu. En mieux. Il a l’avantage de partir sur une base vécue. Il écoute les paroles et les silences, il pétrit les mots des autres et les redistribue à tous. À tous ? Voire. On apprend au détour d’une page que l’Écrivain a enfin osé aborder une femme dans le bar d’un hôtel. Et c’est à elle, c’est à dire au hasard, qu’il remettra le manuscrit du roman que nous sommes en train de lire. C’était, heureusement, elle aussi une lectrice attentive. Comme nous, elle a dû tomber sous le charme de ces personnages presque trop attachants. Et pourtant, ils sont vrais, on les écoute, on les croit, on les aime. On a toute leur vie, toute leur petite vie entre les doigts, et c’est comme les étincelles rouges d’un feu qui montent dans la nuit et toute cette chaleur qui nous pénètre tendrement dans la pénombre d’un brasier qui s’éteint et qui ne veut pas mourir. L’Écrivain nourrit une tendresse toute particulière pour l’Étranger qui entraîne chaque jour ses amis dans les interminables dérives de ses voyages : « Je n’ai jamais rencontré de personnages plus utiles que ceux qui habitaient ses murs. Je n’ai jamais voyagé aussi loin. » (p. 82).
Trouillot travaille en pointilliste, jamais le trait n’est forcé, notre imaginaire se complaît dans l’estompe. Ses personnages, comme autant d’amis, se serrent les uns contre les autres, font face au malheur qui toujours guette en Haïti, il les raconte, ils le protègent. Avec ce roman délicat en forme d’autobiographie rêvée, sous le masque de l’Écrivain, Lyonel Trouillot renoue avec sa veine poétique. Le lecteur savoure son art de la phrase-pépite déjà si richement mis en valeur avec ses Fous de Saint-Antoine ou son chauffeur de taxi si attachant à la recherche de la Rue des pas perdus. Car tous ces hommes souffrent d’aimer mal les femmes, chacun s’en tire avec ses propres pirouettes mais la femme reste toujours idéalisée, elle s’appelle « l’Autre » et demeure inaccessible ou dangereuse, elle n’est parfois qu’une image, caricature d’un idéal de roman à l’eau de rose. Parfois, mais c’est si rare, elle apparaît sous les traits généreux de Marguerite qui, elle, simplement, ne cherche jamais à comprendre, mais se contente d’aimer. Plus que sur la solitude, ce roman se construit sur l’absence. C’est l’Écrivain qui conserve le dernier mot puisqu’il détient la clé des rêves transformés en histoires, comme il a manifesté l’absence par la révélation des confidences entrecroisées. Tisser la vie. Et l’Écrivain se réserve le droit à la « rature ». Il attend, lui aussi, la femme. Celle qui détient tout : sa vie et celle de ceux qu’il a tant aimés. MORBRAZ

jeudi 14 janvier 2010

Haïti, Tremblement de Terre, Chaos et Frankétienne...

Voici la lettre que j'ai envoyée à Jean-Marie Gustave Le Clézio à l'occasion de son Prix Nobel de Littérature. Je trouve le moment approprié de la remettre en lumière ici et aujourd'hui. J'ai eu un message hier de Rudy, le fils de Frankétienne et Marie-Andrée, actuellement à New-York, qui me rassurait en me disant que ses parents étaient sains et saufs. Mais la belle maison du quartier Delmas 31 (et c'est très rare une maison construite en Haïti grâce à une activité d'écrivain !) est en ruines. Toute une vie de labeur en cendres. Et ses tableaux... que sont devenus tous les tableaux de Frankétienne, ceux qu'ils peignaient quand la virulence de l'écriture n'épongeait plus la violence trop massive des situations ?

J'espère que cette lettre parviendra enfin à JMG Le Clézio, il peut aider non seulement Frankétienne, mais tous les écrivains haïtiens, il pourra témoigner pour eux puisque il les connaît et les aime.

Vendredi 24 octobre 2008 écrit dans les « montagnes » du Mercantour


Cher M. Le Clézio,

Je vous écris ce mot sans savoir - au départ même - si ce « mot » se transformera en « lettre »… j’ai deux raisons à vous donner.
La première tient au fait que je suis enseignant en Lettres (justement !) et que je tiens à vous remercier pour la magie de vos œuvres. Chaque année, en effet, elles font partie du petit festin littéraire que je concocte pour mes élèves. Pourquoi Le Clézio ? Contrairement à ce que vient de vomir un gratte-papier envieux dans un quotidien du soir, parce que les enfants sont sensibles à la simplicité de l’expression écrite, à l’évidence des images propagées, à la qualité humaine des personnages. Lullaby, avec sa délicate connotation anglaise, révèle magiquement aux adolescents – filles ou garçons – la difficulté, la dureté parfois, de la métamorphose douloureuse entre le grand enfant et le petit adulte. La révélation de la solitude même si c’est une ritournelle dans les chansons qu’ils écoutent ensemble, reliés par le double fil des écouteurs d’i-pod. Quelqu’un, et un écrivain en plus –alors qu’ils n’aiment pas lire, c’est le prof qui oblige- quelqu’un écrit une histoire aussi belle qu’une chanson partagée. D’un coup le livre fait moins peur. D’un coup, certains vont même acheter des livres pour les déguster, assis contre un mur.
Que dire de Mondo ? Justement, dans la classe, tous ont soudain envie de dire, des mains se lèvent, ils aiment ce petit garçon qui ne peut compter que sur sa petite grande force… Et de Petite Croix qui découvre la lumière bleue ? Et de Gaspar si conscient de « s’être perdu » ? Et de John, de Nantucket qui passera sa vie à se souvenir d’Araceli ? Et même, que dire encore de Charles Melville Scammon qui a si épouvantablement assassiné son rêve ?

Au lycée, j’ai fait étudier ensemble Désert et Gens des nuages. Étude couronnée par un film : … ce fut un beau cours, j’en ai gardé un souvenir fort. Les élèves aussi. Mais j’avais eu l’occasion de passer de longs mois, dans ma jeunesse, avec des Kell Ajjer, du Tassili à l’Adrar des Iforas, à pied, évidemment, marchant à côté des chameaux. Transportant le sel pioché dans l’Amadror et le portant jusqu’au Hombori et chez les Dogon… ça sert, plus tard, quand on est devenu prof…
Eh oui, n’en déplaise aux médiocres haineux qui viennent planter leurs petits crocs de roquets dans la récompense que vous méritez mille fois, vous, M. Le Clézio, vous amenez les adolescents au plaisir puissant de la lecture, et ils n’abandonneront plus. Ils en liront d’autres, Pennac et sa joyeuse bande, c’est sûr. Mais ils iront aussi rendre visite à Jules Verne, à Jack London, à Hermann Hesse, à Hugo Pratt… Ceux-là sont sauvés : ils réfléchiront par eux- mêmes, ils seront plus durs à manipuler, ils deviendront rebelles aux systèmes tout préparés.

C’est beaucoup. C’est essentiel.

Merci à vous, M. Le Clézio.

* * *

Maintenant, et c’est la seconde partie de ce « mot », j’en viens au prix Nobel.
Vous ne le savez peut-être pas, mais dans l’ombre la plus totale, dans un pays que je connais bien et que j’aime profondément, un homme se bat. Il se bat avec des mots. Des mots majoritairement en français, mais aussi en créole. Il a bâti, envers et contre tout, une œuvre colossale riche de plus de quarante volumes aujourd’hui. Il est à l’origine d’une vraie mutation dans ma propre vie car j’étais un homme de voyage. Pendant vingt cinq ans, j’ai parcouru la planète, exerçant des métiers différents et un jour, je suis tombé sur Ultravocal.
Un livre de Frankétienne, écrivain haïtien. Un livre comme un coup de bambou. Un objet rare et puissant. J’ai repris alors des études à l’université et j’ai fini par un doctorat en Littérature Comparée à la Sorbonne. Et je suis devenu au fil des ans, des livres, des dangers, un ami de Frankétienne. C’est un écrivain d’une très rare puissance. Et il faut une force herculéenne pour résister en Haïti. Il l’a fait. Il a écrit sous Duvalier, sous la junte, sous Lavalas de Titid. Il a réussi à ne pas mourir. Et il a écrit, écrit, écrit à s’en déchirer les yeux, à s’ensanglanter les doigts, à hurler. D’autres ont écrit aussi, bien sûr, mais tous ont suffoqué, ou presque. Ils ont fui l’invivable. Ils sont au Canada, ils sont à Miami ou à New York, ils sont en France… trois sont restés sur place, en Haïti : René Philoctète, Jean-Claude Fignolé et Frankétienne. C’est tout. Voici le trio de héros, fondateurs du mouvement spiraliste. La spirale pour s’évader, tous les trois, d’Haïti vers les étoiles. Et revenir pour écrire des poèmes, des romans, des pièces de
théâtre. Pour crier qu’ils étaient vivants. Qu’ils bougeaient encore.
Frankétienne espère le Nobel de littérature depuis trois longues années déjà. Il a lutté. Il lutte encore mais – je le sens - il peut faiblir. Avec l’argent du Nobel, il montera des écoles aussi bien au Bel-Air que dans l’Artibonite, il donnera vie à des troupes de théâtre (la seule culture possible pour les illettrés qui grouillent), il révélera des peintres…
Il sait qu’il va y arriver. Il sait. Mais il attend sur le pas de la porte, ses livres-tonnerre empilés entre ses bras. Debout. Comme il a toujours été.

Voilà, M. Le Clézio. Je vous demande juste d’avoir une pensée pour lui, rival malheureux, mais si habitué au malheur.

Sur ces mots en suspens, je vous prie de croire en ma très grande admiration et de recevoir mes salutations garanties aussi d’origine bretonne.

MORBRAZ

mardi 12 janvier 2010

Les urnes scellées d'Émile Ollivier


Les urnes scellées d’Émile Ollivier (1995) éditions Albin Michel

Cette fois, Ollivier nous offre un roman-enquête dont la première partie, mystérieusement intitulée "Le Cavalier de l’Ange", s’orne d’une épigraphe signée Wittgenstein1 qui énonce clairement : « Et l’indicible sera - indiciblement - contenu dans ce qui aura été dit…». Le lecteur, même le plus vigilant, aura du mal à suivre le cours chaotique de cette recherche du vrai à propos de l’assassinat de Sam Soliman, personnage au-dessus de tout éloge, quoique issu d’une famille de fieffés salauds.
« Trois siècles les avaient vus faire carrière dans le Droit, l’Église et la Politique. […] Les Soliman ont mangé à tous les râteliers, ont excellé dans l’art de s’adapter aux conditions et aux temps, de retourner leur casaque, toujours la même, avec une infinité d’envers. […] Les Soliman ont léché les bottes du Libérateur au moment de l’Indépendance et le lendemain acclamé les assassins de l’Empereur… »
L’énonciation se croise et se chevauche grâce aux (à cause des) nombreux personnages qui prennent la parole sous une unique forme « je » et que le lecteur doit découvrir à chaque fois : Zagréus Gonzague le coiffeur des bourgeois, Zag, un type un peu louche, d’ailleurs affligé de strabisme, captateur de rumeurs, diffuseur de médisances, Zeth la patronne de la pension de famille, tour à tour les sœurs Monsanto, le colonel borgne Jean Phénol Morland, le timide amoureux Mathias Jolivet, Léopold Seurat le poète raté et surtout déçu, (personnage-écho du Diogène de La Discorde aux Cent Voix), et d’autres plus infimes, devant les deux témoins, «diasporés» revenus au pays, couple solide au début de l’histoire, déchiré à la fin. Le héros d’Ollivier, Adrien Gorfoux, revenu en son pays pour chercher un trésor enfoui3, par hasard témoin du meurtre qu’il tient à élucider, perdra lentement courage devant les trop grandes énigmes de son propre pays, énigmes vitales aux solutions interdites, il retournera dans son pays d’accueil, le Canada, qui finalement, lui convient bien, tandis que sa femme, Estelle, plus attachée à sa terre caraïbe, « ne retournera pas à Montréal avec lui » (p.285), décide de rester ici, sur son île.

C’est à nouveau un roman de l’échec, un thème dans lequel se complaît Ollivier. Ses héroïnes semblent beaucoup mieux plantées que ses personnages masculins. Ainsi le trio des sœurs Monsanto porteuses de malheur, femmes fatidiques plus que fatales, campe une vérité romanesque plus palpable que le couple trop frêle de ces atomes de la diaspora qui nous demeurent indifférents tout au long du récit. Ces trois sœurs mystérieuses sont les « urnes scellées » du roman, femmes révélées à elles-même par le charme de Sam, sujets et actrices fortes de cette histoire si entrelacée, si complexe qu’elle en devient artificielle. Le paradoxe de cette écriture hachée tient dans les éclats-mêmes de ce qui pourrait être le style d’Ollivier. Nous ne pouvons citer ici toutes les étincelles qui font que ce livre à nouveau raté est pourtant un livre à lire avec indulgence même s’il n’a pas la force de La Discorde aux cent voix. Ainsi l’auteur nous assène-t-il à nouveau une symphonie de Mahler –ici la neuvième- qu’il avait déjà utilisée dans Passages… puis « des chants grégoriens, Bach, Mozart …» (p.29), les peintures du Greco (p.68), de Géricault (p.219), un vocabulaire d’équitation erroné et même un texte grec approximatif (p.78), tous les clichés d’une pseudo-culture occidentale reconstruite par bribes : le puzzle ne fait guère illusion. Le patronyme du héros n’est-il pas «Gorfoux», sorte de petit pingouin austral ? Emile Ollivier n’a qu’une approche floue, en premier lieu, de la zoologie :
ainsi nous parle-t-il d’abord de « crocodiles vagissants » (p.124) puis, profitant d’une lointaine paronymie entre gerfauts et gorfous, il nous fait voler des petits pingouins : « fou comme un vol de gorfous… » (p.226) -et il évite de peu le «charnier natal » !-, il évoque "l’antre de la tortue-caret ; la méchanceté répugnante du poulpe ; l’attachement têtu de l’huître à l’algue cristallisée"… (p.256), en second lieu, de la géographie : « …cet homme qui aura visité les grands ports du monde : Amsterdam, Gênes, Hawaï3, Valparaiso… » (p.127), ou de la danse, puisqu’il nous donne le tango comme un « cadence des Caraïbes » (p.183). Cette charge d’erreurs et d’à-peu-près nuit à la lecture de ce roman qui semble ainsi bâclé, et pourtant, un charme subsiste par la grâce de quelques bouquets de style travaillé. Ces Urnes scellées symboliques nous attirent, comme tout ce qui est fermé et donc interdit, même si Ollivier ne dit jamais ici Haïti (on lit seulement Caraïbes), il ne dit pas Duvalier mais on lit "président à vie", la pintade symbolique est évoquée… l’histoire commençant vraiment à la page 80, on peut se passer de lire les soixante- dix-neuf premières. Cette mise au point peut sembler sévère, mais Ollivier parvient souvent à une écriture à la fois forte et belle durant l’espace de quelques pages et le lire devient alors un réel bonheur.
MORBRAZ
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1 Il est intéressant de noter que ce philosophe et logicien autrichien (mais naturalisé anglais) s’est attaché tout particulièrement à une élucidation du langage…
2 C’est une manie chez les personnages d’Ollivier, dans Mère- Solitude, déjà, Astrel, mari de Rébecca, fouille le jardin en quête du trésor de l’ancêtre… il ne trouvera que des fossiles d’iguanodons, Adrien a cherché dans le monde entier des «fossiles sauriens » (cf. p.284).
3 Pearl Harbor se trouve sur l’île d’Oahu, par 21,21°N et 157,57°W ! Il n’y a aucun port sur les côtes de l’île Hawaï…

Duvalier-Papa Doc et ses Tontons-Macoutes


Papa doc et les tontons macoutes, la vérité sur Haïti,

de Bernard Diederich et Al Burt aux éditions Deschamps (Port au Prince)1986, (traduit de l’états-unien par Henri Drevet et préface de Graham Greene, lui-même auteur d’un roman sur cette période : Les comédiens)

Titre original : Papa Doc, the truth about Haiti today, McGraw-Hill Book Company, 1969.


Note perso : les auteurs sont des journalistes, Bernard Diederich a passé quatorze ans en Haïti, il a été arrêté le 27 avril 1963 et expulsé. Al Burt est plus un témoin de l’ombre.


Il s’agit d’un livre témoignage de 400 pages, avec un cahier photo NB central intéressant. Notons l’inquiétante couverture avec la quatrième (c'est la raison de la photo du livre ouvert en haut de cet article...), œuvre d’un certain Dodard, très réussie, en accord parfait avec le sujet traité à la manière des auteurs, c’est à dire avec un certain recul, qui détache l’horreur des situations en la masquant d’un certain humour forcément noir… Il y a toutefois un léger problème dû à la traduction souvent lourde et même fautive du moins dans son énonciation dans un français parfois approximatif. On y découvre lentement le cheminement de Duvalier, son effrayant machiavélisme, ses décisions subites de nettoyage politique, frappant même ses plus proches et sincères collaborateurs, cette solitude schizophrénique du pouvoir absolu et l’on comprend surtout une chose : sans l’aide efficace des États-Unis, Duvalier n’aurait jamais pu tenir, or ce qui a fait cette étonnante longévité, c’est la mise en avant d’une seule idée : Duvalier est le rempart efficace contre le communisme. Qu’il soit un tyran n’entre aucunement en ligne de compte, il faut l’aider. Dans le cas contraire, Haïti va tomber entre les mains des communistes et la situation politique sera dure à tenir car l’édifice est fragile… c’est aussi la raison de l’aide massive des états-uniens à un autre tyran, celui-là dans l’autre morceau de l’île, Trujillo, en Dominicanie… Duvalier sera donc aidé, en sous-main, certes, mais très aidé. Il aura même l’appui, vers la fin de son règne, de l’ambassadeur US en personne, Clinton Knox, noir, appelé en Haïti, et ce n’est pas dit dans ce livre, « Tonton Macoute Number One »… c’est tout dire. Le résultat effrayant en soi, c’est qu’au départ de Baby-Doc mettant fin à 29 années de duvaliérisme, une grosse partie de l’argent de l’aide internationale s’évadera avec sa famille. Avec la bénédiction des grandes puissances… Ce témoignage solide met en évidence beaucoup de faits isolés, les reliant entre eux, et en montre enfin l’importance : on pourrait parler ici par exemple de la rivalité artistique mais surtout politique entre René Depestre et Jacques StephencAlexis (p.331) lorsque les auteurs analysent l’histoire chaotique des diverses formations communistes. Un éclairage intéressant appuyé par des anecdotes rassemblées en un tout enfin lisible. Même si cette étude est fort subjective, (on peut considérer que l’abondance de témoignages [p.65 par exemple] nuit parfois à la lecture et même embrouille le lecteur) certains faits demeurent indéniables.

L’ensemble donne l’impression d’un travail patient et bien construit. C’est à l’évidence un ouvrage majeur pour une bonne connaissance du dossier haïtien. Même s’il est dépassé aujourd’hui puisque le duvaliérisme a vécu… mais l’expérience encore récente de Titid et ses « chimères » donne à réfléchir sur la malédiction du pouvoir en Haïti…

MORBRAZ

Rêve et Littérature romanesque en Haïti de Philippe Bernard


Rêve et littérature romanesque en Haïti de Philippe Bernard, Éditions L’Harmattan, 2004

Cette thèse a pour objet l’étude minutieuse des différentes formes d’interférences du rêve dans la littérature romanesque haïtienne. Choisissant comme point de départ le célèbre roman de Jacques Roumain, Gouverneurs de la rosée, qui s’affirme comme l’œuvre fondatrice de la littérature haïtienne francophone contemporaine, elle va donc à la source capter les premières émanations de l’onirisme pour en suivre méthodiquement le développement à travers le foisonnement de la création littéraire.
Elle analyse en effet les œuvres de tous les romanciers haïtiens marquants de la deuxième moitié du XXème siècle, ceux restés au pays durant la longue nuit duvaliérienne, comme ceux de la diaspora et de l’exil, mais elle met également en valeur d’autres reflets de la Caraïbe, hispanophones en particulier, dans la lignée du «réel-merveilleux» révélé par le Cubain Alejo Carpentier («concept esthétique», comme le définit Albert Bensoussan, «fondé sur une réalité américaine rassemblant toutes les écritures hispano-américaines jusqu’à celle des Caraïbes»), et elle étire sa quête jusqu’en Amérique du Sud pour montrer que la même sève nourrit ces littératures si vivantes, si vivifiantes. Bien évidemment elle offre un historique développé de cette littérature qui fait corps avec les soubresauts politiques d’un pays qui a su être le premier à se libérer du joug colonial mais qui n’a jamais pu, paradoxalement, retrouver la paix. Ce survol de l’histoire haïtienne amènera à cerner les raisons de cette émergence du rêve dans sa littérature et en analyser les développements.

Qui dit Haïti dit aussi Vodou. La recherche expose l’apport de cet aspect culturel et il a semblé primordial d’en offrir quelques clés pour pénétrer certains arcanes qui demeureraient énigmatiques. Beaucoup d’écrivains envisagent en effet ces émanations vodoues comme thérapies personnelles. Approfondissant ce point, l’étude montre comment le vodou peut se révéler un «langage social» bien propre à Haïti et quelle est actuellement la réelle sémiologie du vodou dans cette littérature. Si le vodou génère une part de schizophrénie collective typiquement haïtienne, il se fait également solide rempart contre toute schizophrénie individuelle.
L’histoire a pesé lourd sur la création littéraire et la période de dictature de Duvalier père et fils (qui s’étale sur presque trente ans) a engendré un terrible séisme social. Beaucoup d’intellectuels haïtiens ont été contraints de quitter leur pays, et parmi eux, de nombreux écrivains. Le rêve de cette écriture de la diaspora prolifère dans un monde difficile, il se fait «compensatoire». Certains écrivains ont subi la torture, l’emprisonnement. Certains sont morts, d’autres ont pu fuir. Le rêve a viré au cauchemar quotidien.
Enfin, d’autres auteurs, étrangers à Haïti, sont venus sur l’île et sont tombés sous le charme. Ils ont reçu une sorte de transfusion onirique qui les a entraînés vers des rêves partagés.

Le premier chapitre, "Narrativité et rêve idéologique", réunit deux écrivains majeurs : Jacques Roumain, et celui que l’on peut considérer comme son premier fils spirituel, Jacques-Stephen Alexis. Leur influence considérable est indéniablement à l’origine d’une littérature nouvelle typiquement haïtienne et à valeur universelle. Leur écriture est celle d’une mise en scène artistique d’un projet politique. Elle porte la marques des idéologies de la négritude sur la création, en particulier chez Roumain qui chante la fierté d’appartenir à un peuple courageux et une terre forte. Pour lui, le rêve n’est pas dans l’attente d’un hypothétique paradis divin mais bien dans la réalité terrestre et c’est cette réalité qui s’imprègne du rêve. Le rêve est fruit du travail en ce qu’il a d’abord été un projet, une «image». En miroir, les personnages d’Alexis se livrent à une quête lumineuse, celle de «la belle amour humaine», soutenus par leur foi en un soleil qu’ils couvent dans leurs rêves.

Le deuxième chapitre, "Le rêve compensatoire", couvre l’étude d’une forme de rêve très
particulier : celui né de l’éloignement forcé, de la tragédie de l’exil. Et cet exil est le terreau d’un rêve compensatoire de la médiocrité. Ces rêves sont alors nourris de regrets et se gavent de grandeur perdue. Les personnages sont souvent des militants mais trop éloignés de leur pays pour être réellement efficaces. Qu’ils se trouvent en France, au Canada ou encore en Afrique, ils se heurtent à la réalité de leur impuissance et inventent des stratagèmes pour se donner des raisons d’espérer et même de vivre. Quelques-uns ne pourront résister à la fatale tentation du retour au pays. Ce chapitre explore également l’exil intérieur, en particulier dans l’écriture féminine.
Les écrivains : Jean Métellus, Émile Ollivier, René Depestre, Dany Laferrière, Marie Chauvet.

Le rêve peut aussi prendre l’apparence redoutable du cauchemar. L’imaginaire se voit torturé par les images insoutenables du quotidien. La nuit se fait totale sur le pays, l’espace de liberté se confine à la fragilité du rêve dans un sommeil encombré de violence. Le chapitre III, "L’imaginaire torturé ou le réalisme du cauchemar", décline l’épopée d’une espérance pulvérisée entre ombre et nuit. Les personnages n’ont qu’un mince rayon de lumière pour avancer dans ce qui leur reste de vie. Les écrivains sont des femmes et des hommes plongés dans l’hallucination, en proie aux plus vives terreurs, entièrement soumis à la machine à broyer de la dictature.
Les écrivains : Marie Chauvet, Jan J. Dominique, Lyonel Trouillot, Roger Dorsinville, Anthony Phelps, Gérard Étienne.

Chapitre IV, "Haïti dans la spirale" : un sommet est atteint avec le mouvement spiraliste fondé par Frankétienne, Jean-Claude Fignolé et René Philoctète. Ces écrivains sont restés en Haïti au plus fort de la répression. Ils n’ont pas cédé. Ils témoignent. Certes leur écriture est déroutante car ils empruntent des tracées parfois secrètes, mais la puissance de leurs rêves épouse celle de la spirale qui leur sert de sésame pour fuir le labyrinthe dans lequel ils se sentent enfermés. Le cauchemar devient entre leurs mains une «esthétique du Chaos» et sans cesse, ils combattent les monstres qui naissent de leurs récits. La métaphore est reine et ils se permettent même le luxe de l’humour. Frankétienne fait parfois participer le graphisme à la richesse de son texte. L’onirisme, chez les spiralistes, se déploie entre fragments et brisures, et les personnages, sans cesse confrontés à l’humiliation, à la violence, au meurtre, ont fort à faire pour sauver leur propre peau et continuer à se battre. Le rêve leur tient lieu d’arme fatale comme de refuge imprenable. Le spiralisme montre bien, à travers l’onirisme de sa production romanesque, qu’il est en parfaite osmose avec les expériences littéraires contemporaines menées
tant la Caraïbe que dans toute l’Amérique du Sud.

Le chapitre V, "Le rêve communicatif, la contamination onirique, les écritures haïtianisées", donne la parole à des écrivains qui ne sont pas de nationalité haïtienne mais qui vouent une véritable passion à cette île. Ils rêvent d’une Haïti enchantée, revisitent son histoire chaotique, ressuscitent des rois et des déesses, entraînent le lecteur de l’ombre des ruines de Sans-Souci aux transes des cérémonies de Bois-Caïman, font danser Pauline Bonaparte possédée par Erzulie aux yeux rouges… et l’évocation se termine par le rappel de la visite que fit en Haïti André Breton à la fin de l’année 1945. Il prononça deux conférences que les étudiants de l’époque, devenus écrivains, n’ont pas oublié. Le choc fut grand pour eux. Ils portèrent l’agitation à son comble dans les rues de Port-au-Prince et renversèrent le gouvernement Lescot… La parole du Poète avait été forte.
La thèse se termine donc sur cette anecdote datée de 1945. Jacques Roumain, qui ouvrait cette étude, est mort en 1944. Haïti semble bien être le pays du voyage immobile. On dirait qu’une succession de moments présents enfilés bout à bout ne parviennent jamais à lui conférer l’épaisseur d’un passé ; du moins ce passé n’y prend-il figure que d’esthétique et jamais de leçon politique. On sent comme une fatalité du retour à l’ornière circulaire maléfiquement inscrite depuis l’indépendance si chèrement acquise.

La structure même de cette étude a été conçue d’après le schéma suscité par la spirale. La grande leçon des spiralistes est de ne jamais se laisser enfermer. Pour eux, l’image du cercle est celle de la folie et de la mort. La spirale, en ce qu’elle n’est qu’un cercle imparfait, ruine totalement la notion de cercle et, par là-même, d’enfermement. C’est la solution esthétique qui correspond à leur quête de liberté. Liberté d’expression dans la puissance de son cri. Le rêve, enfant hypnotique de la spirale, est forgé comme l’arme supérieure de l’évasion.

La métaphore première qui lie les divers ingrédients de cette thèse est d’ordre botanique. Roumain aura été l’inventeur de la graine et le créateur du terreau dans lequel la planter pour qu’elle donne un arbre fort. Alexis aura donné sa forme à l’arbre magique racinant dans la terre natale. Et tous ceux qui les ont suivis dans le jardin, écrivains de l’ombre ou de la lumière, de la froideur ou de la canicule, de la haine ou des passions, du courage ou de l’impuissance, des déluges ou des sécheresses, tous ont participé activement à la charpente de cet arbre. Tous ont su le tenir en vie en lui offrant, goutte à goutte, le principe nourricier de sa sève : le rêve.

MORBRAZ

lundi 11 janvier 2010

Passages d'Émile Ollivier


Passages d’Émile Ollivier (1994) éditions Le serpent à plumes

Court roman divisé en trois parties dont les titres-mêmes marquent bien l’indigence d’originalité : 1/ « Les quatre temps de l’Avent », 2/ « Bonjour les vents! » 3/ « Dans le silence ou la clameur !» sous l’aspect d’une petite édition soignée, presque précieuse, imprimée à Singapour, protégé par une couverture d’un rose enrobant habituellement les lectures fades des dames de province.

Ce n’est pas un roman mais plutôt un mélange de plusieurs récits ponctués de premières personnes du singulier, marques de narrateurs différents, tantôt hommes, tantôt femmes, ce qui contribue à embrouiller le lecteur, même si la louable intention de l’auteur est de jouer sur une métaphore de la complexité d’une prise de conscience claire du problème haïtien selon qu’il est envisagé de l’intérieur par ceux qui vivent dans ce pays, ou de l’extérieur par les exilés. N’est pas spiraliste qui veut !

La première narratrice est une femme du peuple, Brigitte Kadmon, compagne de celui qui aurait pu -aurait dû ?- se trouver le héros de cette histoire : Amédée Hosange. Cet Amédée a beaucoup vu, c’est un sage. C’est lui qui sera l’âme, le maître d’œuvre de l’arche de l’évasion, le trois-mâts.
Survient Leyda, la Canadienne, qui reçoit chez elle, à Montréal, la Cubaine Amparo. Ces deux femmes parlent de Normand, l’exilé haïtien (nationalisé Canadien). En fait, c’est surtout Amparo qui parle, bien que Leyda soit la femme légitime de Normand. Se déroule alors une bluette cosmopolite sans grand intérêt. Tissu sur trame de platitudes. Exil et exilés. Ollivier prend des gants pour parler de l’horreur : jamais il ne dit «macoutes» mais «miliciens» (comme Duva­lier !) p.56, il ne dit pas non plus «la flotte de l’envahis­seur yankee» mais évoque de très neutres et très floues «flottes américai­nes» (p.61)... Au chapitre IV, baptisé de manière pléonasmique: «Eldorado de légende», on est à Miami-sur-Eden, en plein rêve du Haïtien moyen et lâche, c’est l’histoire de ce Normand, exilé canadianisé: «Insouciant, le soleil de Miami luit pour tout le monde.» (p.67), voilà du pur style Ollivier. Le «héros» Normand est à l’exacte hauteur de cette platitude et sa Mecque est Montréal. Héros paradoxal, il a fui son pays en danger et passe le reste de sa vie à rêver d’insurrection et de barricades: «mourir dans la rue en pleine révolution, tomber sous les tirs croisés, pris entre deux feux.»(p.73). Un rêveur d’une Haïti reconstruite à sa petite mesure. Normand devient brusque­ment le narrateur (p.79), technique de métaphore onirique emprunté à ses prédécesseurs, grâce à laquelle un personnage nouveau prend le relais en fondu enchaîné. Jamais l’auteur n’ose écrire Duvalier, mais dit «la Voix de la République» (p.83). Normand est anesthé­sié par le confort de sa vie nord-américaine tandis que d’autres gens, pendant ce temps, se battent en Haïti, et risquent réellement leur peau. D’autres, fatigués d’attendre un mieux-être, se lancent dans la construction d’un grand bateau pour s’évader de leur île si difficile. Notons au... passage que Brigitte Kadmon, simple habitante de Port-à-l’Écu mais partie prenante dans l’aventure du trois-mâts, cite volon­tiers Kierke­gaard (pp.47 et 112) ! On repart alors dans les méandres de la mémoire d’Amparo la Cubaine (exilée elle aussi), évoquant son amant Normand devant sa femme Leyda... «deux destins s’entrecroi­saient...» (p.113), ce qu’elle répète d’ailleurs p.118 au cas où le lecteur inattentif n’aurait pas vraiment mesuré la profondeur de cette notation. Amparo nous dévoile son aventureuse biogra­phie, de son tonton violeur aux ébats avec Normand. Leyda, silencieuse, écoute patiemment. Ollivier ne précise pas «Baby Doc et sa femme, Mrs Bennett...» mais décrit le «couple présiden­tiel»... (p.132). Le roman-récit tourne franchement à la romance de gare : Passages est la non-aventure de plusieurs non-êtres dont les non-destins «se croisent» artificiellement à Miami. Noelzina aurait été le seul personnage féminin intéressant... elle passe par-dessus bord dans l’expédition de la «Caminante», Amédée aurait été le seul personnage masculin crédible... son corps pourrit contre un mur dans un camp de Miami. Tout est raté, même ce livre. Il est sans doute inutile de préciser que la seule musique mentionnée dans cet opuscule est une symphonie de Schönberg... tout est dit.
MORBRAZ

La discorde aux cents voix d'Émile Ollivier



La Discorde aux Cent Voix d’Émile Ollivier (1986) aux éditions Albin Michel

Je dirai d’emblée que ce roman est, de loin, celui qui m’a semblé le plus intéressant dans la production de cet auteur... et le fait qu’il soit très largement inspiré d’une nouvelle du Péruvien Julio Ramón Ribeyro intitulée Tristes Querelles dans la Vieille Résidence[1] n’est sans doute pas étranger au fait que ce soit -et de loin- son meilleur.

C’est un roman de structure classique respectant la chronologie. On notera que la deuxième partie porte un titre paraphrasant celui de la trilogie de Marie Chauvet Amour, Colère et Folie : «Amour, délice et morgue». C’est la chronique de la rue Kafourel dans la petite ville des Cailles, en majeure partie tenue par un «nous» collectif, représentant quatre adolescents assis sur un muret et qui passent leur temps de vacances à espionner la petite vie de la rue.

«Dans la chaleur torride, ils tuaient le temps. Ils se livraient à d’interminables parties de dominos, guettant les moindres incidents, les transformant en évènements. Ils soupiraient après les petits scandales au point de les provoquer souvent.» (pp.17-18).

Deux personnages s’affron­tent : Diogène Artheau, sexagénaire mal embouché, râleur et intellectuel, petit prof «arrivé» par le théâtre et éditeur d’un journal : Qui Vive?, dans lequel il remplit tous les rôles. Il est marié à une beauté de trente ans sa cadette, la douce et délicate Céleste. La maison qu’il habite dans la rue Kafourel est partagée en deux appartements et l’autre partie est habitée par la veuve Carmelle Anselme et sa fille, nymphette quelque peu attardée, Clairzulie. D’entrée de jeu, Carmelle et Diogène se détestent copieusement et la chronique sera, en grande partie, l’évocation d’évènements fruits de cette haine. Un personnage rétablit de temps en temps le cours réel de cette histoire, c’est le docteur Labastille, homme de raison. Diogène bat sa femme, du moins la rumeur l’affirme. Cyprien, l’ex-mari de Carmelle, grand joueur aux combats de coqs, est mort assassiné par un dominicain jaloux. Denys, le fils disparu depuis quinze ans, va revenir chez sa mère. Il a sillonné la terre et est devenu «an american citizen». Carmelle Anselme, de son côté, a tendance à traficoter un tantinet dans les miracles. Au grand dam de Diogène qui rêve, lui, de commercialiser à l’échelle plané­taire, le secret de la potion zombi pour la conquête de l’espace.

Carmelle aura fort à faire avec l’évêque Couillard et Diogène avec les labos US. Tout se gâte entre Diogène, plus atrabilaire que jamais, et son épouse Céleste.

Dans la deuxième partie, Diogène se lance dans la rédaction d’un nouveau numéro de Qui Vive? sous les accents de Schubert auxquels réplique la veuve Anselme par un disque de Lumane Casimir. Diogène rêve de virginité du monde et, en même temps d’être blanc et «américain». La guerre des voisins flambe de plus belle. C’est le moment où Denys, le fils prodigue, revient aux Cailles. Diogène commet un libelle violemment antiféministe tandis que les adolescents narrateurs tombent sous le charme de Denys qui leur dit son rêve d’aller dans les étoiles. Celui-ci a un oeil sur les filles et tombe sur celles du tyranneau local, Max Masquini. La rumeur s’en mêle.

Troisième partie, Diogène est violemment pris à partie par une ligue féministe et se venge en écrivant anonymement une longue lettre à Max Masquini dans laquelle il dénonce le fils de sa voisine. Max a pouvoir de vie ou de mort sur tout habitant de la presqu’île. Denys est emmené, or il est citoyen des États-Unis... il disparaît. Les filles du bourreau se voient saisies par la débauche et Max Masquini devient dictateur fou de son territoire : tout est interdit. Le bon docteur Labastille est lui-même inquiété. La veuve achète un coq de Guinée et Diogène écoute La Jeune Fille et la Mort, allusion sans doute à Clairzulie et à son frère Denys, disparu, que l’on retrouvera mort. Madame Anselme a d’ailleurs une autre vision : un cadavre entouré de bandelettes qui se balance, la nuit, dans son fauteuil à bascule. Tout finit par un cyclone.

Quatrième partie, un télégramme tombe chez la veuve, intercepté par Clairzulie et Diogène. La jeune fille le brûle. Arrive la caisse plombée : Denys est mort au Viêt-Nam. L’année-même où l’homme a mis le pied sur la lune. Mario Chivas, l’éplucheur des comptes d’État, s’installe aux Cailles. Le commandant Masquini réussit à lui coller sa fille Lydie. Madame Anselme, trop frappée par la mort de Denys, expire dans l’enfer de la musique de Diogène. Clairzulie dépérit. Le mariage pompeux de Mario Chivas et Lydie capote piteusement : le marié s’est enfui avec la femme de Diogène, Céleste, enfin libérée. Diogène, seul, exténué, se repent du mal fait à Carmelle, sous les ricanements des quatre adolescents narrateurs : Ti Nès, Géto, Dédé et Roro.

Fin des vacances.

morbraz



[1] Tristes Querellas en la Vieja Quinta, première parution à Lima en 1977, dans un volume intitulé Silvio en el Rosedal. On peut lire cette nouvelle dans le recueil intitulé Cuentos, une réédition datant de 1999, paru dans la collection Letras Hispánicas aux éditions CÁTEDRA de Madrid.