mercredi 24 février 2010

Après l'évidence de l'aller... l'énigme du retour, par Dany Laferrière


L’énigme du retour, de Dany Laferrière, éditions Grasset 2009    Prix Médicis





S’il n’y a qu’un mot en commun avec le titre du premier texte de Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, la fraternité d’écriture, elle, va beaucoup plus loin. Clin d’œil en forme d’hommage, même si Césaire, lui, savait pourquoi il revenait au pays natal. Le retour de Dany en Haïti a des raisons plus troubles.
Le livre, conçu en deux parties d’inégale longueur, commence (et s’épanouira « inattendûment » dirait Césaire), comme un poème. Et dès la première image, en une strophe de cinq vers libres, la madeleine de Proust nous remémore violemment l’incipit célèbre « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile. » du roman d’Albert Camus, L’étranger. Curieux cocktail que ce Césaire-Camus, et pourtant, évident. Dany, vient d’apprendre la mort de son père
« La nouvelle coupe la nuit en deux.
L’appel téléphonique fatal
Que tout homme d’âge mûr
Reçoit un jour.
                        Mon père vient de mourir. »

     Dany se sent doublement étranger. D’abord, quand la nouvelle l’atteint, lui, Haïtien, se trouve au Canada. Ensuite, ce père, exilé lui aussi, qui lui revient d’un coup par sa mort, est devenu au fil du temps, lui aussi, un étranger pour son fils. Ce récit au goût assurément autobiographique se déguise en roman au fil des pages mais la réalité frémit à chaque page comme une peau léchée par les flammes. Et cette forme d’écriture en vers libres nous rappelle que presque tous les écrivains haïtiens ont débuté par des poèmes. Dany, en retournant au pays, reprendra tout à l’envers et finira par écrire « son » poème. Ce sera sa façon de renaître ainsi en écrivain haïtien consacré ! 
La première partie du roman (qui en compte deux, comme L’étranger de Camus), s’intitule « Lents préparatifs de départ ». En effet, Dany met du temps à se décider à ce retour pourtant inéluctable, il faut qu’il rentre là-bas. Et surtout qu’il y ramène le souvenir de son père. Soixante cinq pages exactement. Mais les évidences que l’on a mis des années à ensevelir sous la neige peuvent malgré tout resurgir à la conscience. Et si l’on connaît la bibliographie de Dany Laferrière, on sent que la boucle est bouclée. Cette Énigme du retour pourrait bien mettre le point final à cette « autobiographie américaine » comme il qualifie lui-même cet ensemble romanesque. D’ailleurs, qu’est-ce qui le lie à ce père ? Ce souvenir flou forgé à partir d’une photo antique, trésor gardé par une mère attentive et sur laquelle l’enfant a d’abord remarqué cette si vivante poule noire qui picore à l’avant-scène ? En fait, ce père parti loin, a vécu seul, sûrement désespérément seul, et il est mort seul dans une petite chambre de Brooklyn. Dany peut enfin le rencontrer, il ne peut plus se sauver à l’autre bout du monde. Et c’est ce souvenir qu’il faut charrier jusqu’au pays natal. Même si Dany sent qu’ « aujourd’hui la glace l’habite presque autant que le feu ».
Dès le début de la deuxième partie, intitulée « Le retour », Césaire est obligé de faire une petite place à Lanza del Vasto. Ainsi le pèlerin qui remonte aux sources vient-il enrichir le  griffonneur de cahier. Dany aspire à la sérénité, il n’a plus besoin de colère : elle s’est éteinte d’un coup. Il est en Haïti, il est rentré au pays. Sa mère est là, bien sûr, et il la revoit encore, seule, « danser sa tristesse vers cinq heures de l’après-midi » et l’on entend au même moment le fatidique « A los cinco de la tarde, Eran los cinco en punto de la tarde » de Lorca inaugurant son « Llanto ». Dany préfère la distance, il ne peut s’empêcher de demeurer un nomade : aussi vit-il à l’hôtel, comme un qui n’est que de passage. Un qui va repartir, comme un oiseau migrateur. Lorsqu’il décide d’aller rencontrer ceux qui ont connu et aimé son père, il emmène avec lui son neveu. Ce dernier devient un témoin de l’aventure, quelqu’un de la famille qui, plus tard, pourra dire. Car Dany remonte la piste du temps comme certains remontent des horloges. Il retrouve des amis d’enfance et d’autres qui voudraient se faire passer pour tels. Il n’est plus sûr de rien. Pas même de sa capacité de résistance. Alors, Césaire et les autres ne suffisent pas, il lui faut Jacques-Stephen Alexis et son Vieux Vent Caraïbe, le diseur secret de contes enchantés. Plus son voyage avance, plus Dany se rend compte qu’ « on ne peut être haïtien qu’hors d’Haïti ». Mais il s’accroche à son pèlerinage et il retrouve un ami de son père, un peintre, un activiste, toujours bien vivant. Qui lui renvoie une image singulière de ce père secret. Et peu à peu, Dany va se rapprocher de ce fantôme, et il va prendre conscience, à travers cette expérience d’exil et de retour, de l’ianité de la notion de territoire. Mais il ira quand même jusqu’à Baradères, le patelin de son père. S’endormir dans le cimetière, renouer les liens par le truchement de la petite poule noire, revenue elle aussi de la photo antique, et tout le monde au village a reconnu Windsor K., le père de Dany. Tout est en ordre  pour le dernier sommeil.
Dany Laferrière à Ouessant, Festival du Livre insulaire, 2004, photo Ph. Bernard
 
Dany peut poser son stylo ou enfermer dans sa malle la vieille Remington 22, l’arme miraculeuse de son premier roman. Ainsi se clôt cette quête du père, après les éclats de voix, les bouts de vie, les lambeaux de souvenirs d’hommes qui veulent se taire. Ce père, pour Dany, est d’abord leur ami mort et eux, survivants, ne veulent plus rien partager, sauf quelques miettes. C’est un retour pour rien ou presque, juste de petites gens à la croisée des chemins, mais qui sont là, bien vivants, et qui regardent Dany, comme un homme sans son père. C’est tout. Mais avec beaucoup d’amour.

MORBRAZ

dimanche 21 février 2010

Une cavalcade inaugurale : La piste des sortilèges, de Gary Victor

La Piste des Sortilèges[1], de Gary Victor, éditions Vents d’Ailleurs, juin 2002



Ce gros roman raconte sur cinq cent douze pages l’histoire d’une course folle. Une course contre le temps et contre l’injustice. Le quêteur, c’est Sonson Pipirit (héros déjà apparu en 1988 sous la plume de Gary Victor chez Deschamps en 1988 : Sonson Pipirit, profil d’un homme du peuple). Il est une sorte de Diogène halluciné armé de son flambeau, à la recherche d’un homme, d’un juste. Il va devoir affronter la Nuit et ses périls innombrables.


L’ « objet » de la quête, c’est Persée[2] Persifal[3] (on remarque le très créole écho paronymique). S’il est l’incarnation nouvelle d’un christ noir, il est d’abord l’ami de Sonson Pipirit. Or, Persifal a été tué de manière indigne et Sonson a pris la décision de le ramener du royaume des morts. Il réussira évidemment à rattraper in extremis son ami tout au bout de la piste des sortilèges, à un jet de salive de l’enfer, du « pays sans chapeau ». Ni plus ni moins. Mais il lui faudra néanmoins l’espace de cinq cent douze pages… c’est dire l’étendue de la tâche !
Persifal est le personnage-clé du récit, il « hait le mensonge » (p.35). Tout au long de sa quête, Sonson s’efforcera toujours lui aussi à dire la vérité. Josipierre, l’ancien ami de Persifal, a été retourné par le pouvoir grâce à la magie bien connue dite du billet vert. Il est devenu, de fait, son ennemi juré. Mais ce Josipierre devra finalement mourir dans une seconde version de l’existence pour que puisse mourir normalement, et ainsi se libérer, Persée Persifal.
Un prologue met en scène un enterrement avorté. Le cercueil, déposé à la grille du cimetière, s’en va tout seul sur l’épaule du nain Josaphat, serviteur de Bawon[4] dans le crépuscule. À l’intérieur du cercueil se trouve le corps de Persifal.
Le récit démarre sur le témoignage d’un certain Jerry Cappleton, officier états-unien qui a « encore pas mal de choses à apprendre sur ce quart d’île de rêve » (p.12), et qui présente comme un air de fraternité avec le « sous-lieutenant enchanté » du Romancero aux étoiles de Jacques-Stephen Alexis. C’est lui qui ouvre le dossier Persifal.
D’emblée, le merveilleux prend le pas et la Sirène (qui se présente en double écho sur la couverture du roman, en tôle ciselée[5] œuvre de Serge Jolimeau) est le premier personnage à entrer en action.
Sonson Pipirit, véritable héros de la quête, est obligé de pactiser avec toutes les apparitions qu’il croise sur cette piste diabolique. Il présente de nombreuses affinités avec le lièvre Leuk des contes d’Afrique de l’Ouest, roulant les uns, mettant les autres hors d’état de nuire, séduisant illico toute femelle (Sonson possède dans ce domaine précis un don remarquable et ce n’est pas Gede Loray, fille de Bawon, qui prétendra le contraire : voir le récit circonstancié de ses « cent orgasmes » entre les pages 97 et 101 !), n’hésitant pas à offrir des cornes à Papa Simbi lui-même, et esquivant tous les mauvais coups grâce à une chance toujours en éveil. 
Mais il lui faudra affûter son courage et ses réflexes pour affronter pêle-mêle un spectre et une botte maléfique, un « cochon sans poils », un basilic affamé, une vieille et son mandrill, la tentation pour un diadème de vouivre vodoue, la folie d’un terrible flibustier, un Vèvè vivant multicolore et voleur de ballade, un albinos songeur, un crâne qui chante, la malédiction d’un trésor enfoui dans un puits, des convoyeurs d’âmes damnées, avant de terminer son périple dans un autobus salvateur qui charrie finalement tous les personnages ou leurs avatars vers une lumière nouvelle.
Il aura fallu, à chaque mauvaise rencontre, que Sonson prouve par une anecdote que Persifal est bien un Juste et que sa présence sur la Piste est due à une sorte d’erreur judiciaire. Cette Piste est en fait un passage, un purgatoire, un lieu qui n’obéit à aucune loi. Une fois l’opposant convaincu, Sonson gagne un niveau et peut continuer plus loin sa tentative pour rattraper Persifal avant sa chute en enfer.
Sonson n’est pas vraiment tout seul. Quelques rares personnages lui viennent en aide sur la Piste, des adjuvants auréolés de merveilleux : Petit-Noël Prieur, qui peut se fondre en de multiples apparences, Vasquez l’inverti, sorte de marassa-négatif de Sonson, Dougan et sa couleuvre-fardeau, un rapeur désolé à la chanson magique, Manmzèl, une fabuleuse beauté pourtant dédiée aux ébats de Papa Simbi…
Le récit est truffé d’interventions humoristiques de personnages politiques bien réels (de Duvalier à Aristide) qui font encore l’actualité du pays. Les effets d’accumulation abondent, comme pour contrebalancer la pauvreté bien réelle du quotidien. Les titres des différentes parties sont à effet d’annonce, comme dans Solibo Magnifique de Chamoiseau.
Les sept « stations » de Persifal découpent le récit touffu des aventures du chevalier Sonson, à travers une métaphore volontairement nébuleuse de l’Haïti d’aujourd’hui, un désordre inconcevable, une sorte de nœud gordien politique dans un temps distendu…

Tout au long de ce truculent roman, le temps devient, en effet, une notion particulièrement floue, élastique. Sonson Pipirit, chercheur d’aube, agit dans un espace nouveau, parallèle au temps réel mais distendu par le rêve. Le récit s’ordonne ainsi en boucle. Il s’inaugure et se termine sur l’intervention de l’officier états-unien Jerry Cappleton, d’une part en témoignage auprès de sa hiérarchie et d’autre part sous forme d’un extrait de journal intime. Juste l’espace d’une prise de conscience.

MORBRAZ

[1] Réédition du roman déjà paru à Port-au-Prince chez Deschamps en 1997.
[2] Persée : peu à voir (pour ne pas dire rien) avec le héros de la mythologie grecque, mais sans doute un reflet du personnage de la comédie de Pedro Calderón de la Barca, Auto Sacramental alegórico intitulado Andromeda y Perseo, en hommage à une culture baroque s’il en fût, incluant la « christianisation » du personnage de Persée.
[3] Persifal : que l’on peut sans conteste rapprocher de Perceval  mais certainement moins celui de Chrétien de Troyes  ou de Wolfram von Eschenbach que du Parsifal wagnérien, héros du renoncement. Nous pensons plus particulièrement à un avatar du personnage créé par Virginia Woolf dans son roman Les Vagues (1931) qui, bien qu’absent, se voit sans cesse reflété par le témoignage de ses amis.
[4] Baron Samedi, le gardien des cimetières.
[5] Les fers sculptés haïtiens sont célèbres aujourd’hui. Cet art est né en 1953 à Croix des Bouquets. Le bosmétal travaille la tôle de récupération des drums, gros bidons métalliques. La sirène est un thème privilégié de ces artistes.
 


À l'angle des rues parallèles de Gary Victor, un ou-topos identifiable, un no man’s land pour un jeu sans règle...

Un ou-topos identifiable, un no man’s land pour un jeu sans règle
Un peu d’histoire haïtienne pour rafraîchir quelques mémoires défaillantes : c’est le16 déc 1990 qu’a eu lieu l’élection de Jean-Bertrand Aristide (ex-père salésien), la « Voix des sans voix », avec 67% des suffrages, qui est aussitôt devenu « Titid ». Cela ne fait pas plaisir à tout le monde et les tentatives de coup d’état vont fermenter à gros bouillons. Une va réussir dès le 30 septembre 1991. Aristide est arrêté puis il s’enfuit au Venezuela. Le putsch militaire nomme une junte dirigée par Raoul Cédras, Philippe Biamby et Michel François. L’armée fait régner la terreur. Jusque fin 1992, la répression contre les partisans d’Aristide se traduit par plusieurs milliers de morts et un exode massif de plus de cent mille personnes. En 1994, le 10 octobre, les USA interviennent pour faire partir le trio de la junte contre remise de quelques centaines de milliers de dollars prélevés sur la banque d’Haïti, évidemment. Le retour d’Aristide se fait aussitôt, le 17 octobre. En 1995, c’est René Préval, reconnu à l’époque comme l’homme-lige de Titid, qui est élu dans l’indifférence générale (avec 72% d’abstention). Avril 1997, lors des élections législatives et municipales, le parti Lavalas de Titid, se déchire en plusieurs morceaux qui entrent en lutte armée. L’insécurité augmente, la situation pourrit, Aristide attend son heure pour reprendre les rênes. Arrive enfin 2000, les élections législatives se déroulent en grand désordre, avec des fraudes massives puis Aristide est réélu triomphalement (avec 10 % de participation !), il obtient le score de 91,7 %. L’heure des règlements de comptes vient tout juste de sonner… voici le cadre de ce rendez-vous à l’angle des rues parallèles.

À l’angle des rues parallèles, de Gary Victor, éditions Vents d’ailleurs, 2003

En avant-dire de cette réédition, Gary Victor raconte, sur trois pages seulement, la première réception de son livre paru en Haïti en 2000. Mais, sous couvert d’une fiction, il dresse un bilan sans nuance de l’action politique dans son pays, Haïti, qu’il définit comme « une catastrophe qui végète ». Et c’est la faute de tous, tant de la part des « exclus qui vénèrent leurs chaînes », que de la « bourgeoisie flibustière », que des « voyous travestis en politiciens »…
Un fou et un enfant vont se trouver témoin d’un vaste règlement de comptes. Et tout commence par une histoire de miroirs qui refusent de renvoyer les images. Cocteau aurait apprécié cette parabole, lui qui disait que les miroirs feraient bien de réfléchir avant de renvoyer les images… eh bien, en Haïti, c’est possible. L’histoire commence donc avec ce fou qui s’installe dans un couloir d’avalas, ces boues, ces ordures et pierres charriées violemment qui dégringolent du haut des mornes en emportant tout sur leur passage et dont un certain Aristide aura fait la métaphore de son parti politique. Évidemment, dès qu’il se met à pleuvoir, la cabane du fou est emportée. Mais il recommence, encore et encore, Sisyphe tropical. C’est Éric qui prend le récit en main, il s’implique en disant « je », même si nous, lecteurs férus d’écriture haïtienne, nous méfions de la réalité personnelle de ce pronom vraiment trop fluctuant.
En fait Éric vient juste d’être radié. Il travaillait comme fonctionnaire et, d’un coup, sur les conseils certainement éclairés du FMI, l’Élu a procédé à un drastique dégraissage
« Combien de fonctionnaires avaient été mis à pied dans le cadre d’ajustement structurel ? Dix mille ? Vingt mille ? J’étais sans doute le seul du lot à avoir assez de couilles pour prendre la décision de buter le ministre. » (p.25)
Et c’est bien ce qu’il va faire. D’abord flinguer Mataro, le ministre, après on verra. Nettoyer tout ça. Il a du boulot sur la planche car ce pays n’a pas été nettoyé depuis des lustres, et il faut bien que quelqu’un commence. Éric va traquer Mataro, bientôt l’avoir à sa merci, mais ce poisson s’avère trop petit. Il faut remonter la piste, il s’entraîne au tir sur toute la racaille qui lui fait obstruction et il devient franchement bon. En fait, Éric a bien fait d’épargner Mataro, cela lui permet d’éliminer en premier Ti Nestor, bòkò favori de l’Élu. Et un de chute. Éric est un méticuleux, et Mataro un trouillard qu’il maintient en vie. Toutefois dans les rues, ça ne va pas mieux, non seulement les miroirs sont aveugles mais en plus, voilà que les lettres s’inversent. Et sans les miroirs, on ne peut donc plus déchiffrer les écrits. La situation se complique terriblement… enfin, pas pour tout le monde car dans ce pays, peu de gens, en réalité, savent lire.
Éric est bien obligé, pour s’en sortir, de continuer à flinguer des tas de gens. On peut se dire qu’ils n’avaient qu’à ne pas se trouver là. Et, de toutes façons, nous avons bien compris depuis une centaine de pages, que les innocents ne sont pas foison dans cette histoire de fous (sauf, peut-être, cette fille balancée sur le trottoir par le ministre de l’éducation nationale parce qu’elle lui avait avoué aimer la poésie). Le fou, justement, sauve encore une fois la mise au héros. En l’entraînant sous terre, dans les boyaux d’égouts. En fait, tout continue à s’inverser : on avait déjà vécu pareille situation à la fin de La discorde aux cent voix d’Émile Ollivier, un grand moment. Mais ne nous égarons pas, c’est déjà assez compliqué de suivre Éric dans son périple mortifère. Les ministres serrent les fesses car ils sont peu nombreux à avoir la conscience tranquille, du moins pour ceux qui en ont une. Et particulièrement celui de l’éducation nationale, surtout quand il tombe entre les mains d’Éric. Le périple continue, sans répit, et l’on se retrouve presque sans s’en apercevoir dans le paysage final de La piste des sortilèges, ce qui, somme toute, est fort logique. Car cette piste mène bel et bien à l’angle des rues parallèles. C’est un bon endroit pour mourir, surtout quand on est poète, comme Anastase qui n’arrive à écrire que de belles choses invisibles. Même Dieu n’y peut rien, devenu vulnérable. Deux journalistes sérieux tentent de rendre compte, mais compte de quoi, au cœur de cette tempête d’impossibles qui, pourtant, arrivent, sans cesse, par vagues de boue et d’ordures. L’Élu survit à tout, entraînant son apparence de pays vers cette absence d’avenir.
Éric se bat, seul, à devenir fou lui-même. Sans presque personne sur qui s’appuyer. Sauf, peut-être, un enfant à sa fenêtre et un fou dans un ravin qui astique un miroir de pacotille.
MORBRAZ   
   

jeudi 18 février 2010

La petite robe bleue dans le jardin du père, un beau roman de Yanick Lahens

Dans la Maison du Père  de Yanick Lahens, éditions du Serpent à Plumes,Collection Fiction française (mars 2000)

     Après Tante Résia et les dieux,  nouvelles parues chez L’Harmattan en 1994, puis La Petite Corruption, autre recueil de nouvelles paru cette fois aux éditions Mémoires à Port au Prince en 1999, Yanick Lahens (ce prénom n'est pas forcément masculin en Haïti, et Yanick Lahens est une fort jolie femme...) nous offre ce récit au parfum secret d’autobiographie qui se déguste à courtes lampées. Nous ne cesserons de glisser sur les vagues du temps, partenaire de la danse passionnée d’Alice Bienaimé. Alice est la petite fille modèle d’une famille bourgeoise, elle habite Port-au-Prince, elle adore danser. Un air de ragtime dans un jardin, une femme presque transparente bien habillée, un jeune homme romantique, un homme mûr en complet d’alpaga blanc, et cette petite fille qui danse. Et se fait sévèrement gifler.

« L’homme vêtu de blanc, c’est mon père. La femme à l’écharpe de soie, c’est ma mère, le garçon de vingt-deux ans, mon oncle […] Nous sommes le 22 janvier 1942 et moi, Alice Bienaimé, couchée sur l’herbe dans ma robe bleue, je viens d’entrer dans ma treizième année. »
Cet incident, elle le dit, la bascule dans son avenir. Danse libératrice et souvenir obsessionnel de ce père sont inextricablement mêlés. L’occupation du territoire haïtien par les états-uniens est encore une blessure pour ce père et tous se souviennent de cette grande fête du 21 août 1934. Ce jour- là, Anténor Bienaimé, médecin à Port-au-Prince, avait fait de sa fille « sa reine ». Et sa fille, sa reine, danse, huit ans plus tard, sur une musique jaillie de chez l’Ennemi…

     Le lecteur hésitera longtemps sur la cause réelle de cette gifle. Peut-être se trompe-t-il. Cette jeune fille, par la danse, s’est aussi imprégnée de rythmes vodous, sa gestuelle se fait peut-être provocante… Le seul amer fiable pour cette enfant désorientée demeurera, tout au long du récit, sa vieille bonne, Man Bo, au surnom qui la lie sûrement à un temple proche. Elle est la seule à tout comprendre, car elle est sans doute la seule à vraiment regarder Alice avec les yeux de la tendresse. La mère, perdue de n’avoir jamais été reconnue comme une grande pianiste (que –de toute façon- elle n’est pas) se racornit à l’ombre de ce mari si présent et si fort. L’oncle Héraclès sera un initiateur magicien pour cette petite fille très entourée et très mal comprise. Alice explore la vie d’abord avec son instinct: « Le ventre, c’était déjà ma boussole dans les eaux du monde » (p.20). Cette petite fille si sensible se sent habitée par les dieux de ses ancêtres qu’elle refuse de renier, « ma première chorégraphie est déjà là, pas et gestes réglés par un dieu inconnu ». Et cela, Man Bo l’a bien senti. Elle ne cessera de mettre Alice en garde, lui conseillera même d’épouser un Blanc… Évidemment, Alice n’aimera pas l’école, surtout pas celle des redoutables sœurs Védin. Mais elle y forgera son caractère rebelle. Confronté à la mort dès l’âge de dix ans, elle dansera désormais pour tromper cette peur,
« je livre le seul combat qui vaille la peine d’être livré, je fais la guerre à la mort1. Danser pour aller plus vite qu’elle ».
Elle connaîtra les exactions de la campagne antisuperstitieuse qui détruira une immense partie des temples vodous sur toute l’étendue du territoire haïtien, les « vêpres dominicaines », trois jours de folles tueries d’Haïtiens ordonnées par Trujillo2, mais l’oncle Héraclès sera toujours présent pour lui montrer la vaillance de son pays, lui redonner confiance.
     Un jour, enfin, le père donne à Alice l’autorisation de s’inscrire à un cours de danse. Avec une dame française, Mme Daveau. Le piano, dans ce cours, est tenu par Mme Boural, qui apprécie également les chants traditionnels haïtiens. Elle initie aussi quelques élèves aux danses locales. Alice va alors connaître l’expérience d’une cérémonie vodoue. L’oncle Héraclès est son complice. Ce sera une révélation, une illumination. Un garçon, subjugué, l’a vue danser, il est peintre et rêveur, et très sombre de peau. Alice transgressera aussi cet interdit, en toute lucidité. Edgard lui fera découvrir l’autre côté du miroir : le monde des pauvres, des pauvres absolus. Mais c’est Edgard aussi, malgré tout son amour, qui poussera Alice à partir, à quitter cette île à la fois magique et terrifiante. Alice a vingt ans : elle part à New-York. Elle vient l’annoncer à son père : elle désire de toutes ses forces, mais elle n’ose pas, lui rappeler la gifle, lui dire qu’elle fait l’amour avec un pauvre, noir de surcroît, lui crier sa haine de cette « dame à l’ombrelle », probable maîtresse… Dans les rues vont régner, et pour longtemps, les macoutes de Duvalier. La famille Bienaimé se disloque, ne conserve bientôt plus qu’une façade. Héraclès, le héros excessif, fuira jusqu’en Finlande, le pays négatif d’Haïti… Un jour, beaucoup plus tard, Alice rentrera chez elle. Solitude double. Elle ramène une petite fille qui portera peut-être un soir, dans le jardin, une robe bleue. Pour danser.
     C’est un récit d’une grande délicatesse, à l’écriture souple et précise, un croisement brillant prolepses-analepses qui scande très habilement toute cette histoire, une évocation sereine d’un demi-siècle d’histoire haïtienne, un regard tendre mais assuré sur une époque, sur un rythme balancé d’une belle prouesse d’équilibre. Le lecteur croise Guillèn et Breton, Wifredo Lam et Carpentier, Sartre et Césaire… comme un regret, un temps où Haïti attirait les plus grands !
« …Et qu’est-ce que tu reproches au pays aujourd’hui ? Cite-moi une seule période de l’histoire qui ait été heureuse ? »
Il marque une pause, fixe oncle Héraclès les yeux grands ouverts et ajoute :
« Aucune ! Et au cas où tu ne saurais pas, il n’y en aura pas ! » (p.110)

     Même si la liberté n’est qu’une illusion, la danse en est une magnifique image. Alice, qui a dansé pour fuir la peur, dansera aussi en souvenir du voleur fier, debout seul contre la foule qui le frappe.
« Sur toutes les scènes du monde, je danserai pour lui, le défendant contre la foule quelle qu’elle soit, quels que soient ses uniformes ou ses drapeaux. » (p.77)

     Danse, confidence, indépendance, Alice est libre de ses mouvements, délicate image des rêves de femmes en pays troublé. Au lecteur, il reste cette tache bleue, comme un bleu à l’âme, cette robe de petite fille qui commence à exister.
MORBRAZ

                                                
Exotique écho à l’ultime cri de Fritz Zorn dans la page finale de Mars !
2  Lire sur ce sujet le remarquable roman de René Philoctète, Le peuple des terres mêlées. 

Un oubli pas si banal de Gary Victor

Banal oubli de Gary Victor, paru chez Vents d’ailleurs (septembre 2008)

     Voilà bien un titre en forme d’antiphrase. En effet, rien n’est moins « banal » que cet « oubli ». Pierre Jean, écrivain de son état mais quelque peu en panne d’inspiration, se remonte le moral à coups de gins tonics dans son bistrot préféré. Il est un peu secoué car sa maîtresse vient de le plaquer et il abuse de l’alcool. Il faut révéler discrètement qu’il possède une étrange particularité : c’est un type stigmatisé. Et au sens propre du mot. Il porte des cicatrices en pleines paumes. Une sorte de saint… mais le voilà qui sort du bar excédé par la sinistre musique du pianiste albinos. Il part vite mais arrête brusquement sa voiture sous un arbre centenaire qu’il affectionne, pris d’un terrible doute. Il sent qu’il a oublié quelque chose au bar… et quelque chose de très important. L’évidence lui saute enfin à la conscience : Pierre Jean s’est oublié là-bas. Il retourne comme un fou jusqu’au bar, demande à James, le patron, ce qu’il en est : c’est trop tard. Une femme est partie avec l’autre Pierre Jean. Voilà l’histoire lancée. Pierre Jean va se chercher partout. Il bénéficiera de l’aide méticuleuse alcoolisée de l’inspecteur Azémar Dieuswalwé que l’on a connu dans sa précédente enquête lorsqu’il cherchait le son volé des cloches de La Brésilienne1. Un adjuvant de poids. Mais ils ne seront pas trop de deux dans cette quête affolante.
     Attention, tout se complique car Gary Victor, écrivain devenu personnage par la force des choses, est aussi sur les rangs. Il est à son tour contraint de rentrer dans sa propre fiction. Pas question de laisser filer dans la nature un imposteur sûrement schizophrène, ce Pierre Jean -qui refuse le diktat de son créateur- et qui se balade à la recherche de son prétendu manuscrit Nuit muette sur la croix de l’arc-en-ciel. Ce fou mégalomane est convaincu de faire tomber le Nobel dans l’escarcelle d’Haïti avec ce monument de littérature ! Mais il y a un problème de poids : Gary Victor lui-même sait parfaitement que ce personnage qu’il a créé de toutes pièces est en train de lui jouer une belle entourloupe. Pierre Jean est tout bonnement en train de s’approprier l’œuvre en gestation. Le personnage s’est évadé du roman et se met à vivre dans la vraie vie les aventures qu’il s’invente du coup tout seul. Plus du tout maîtrisable… Et rien ne va plus lorsqu’un dernier comparse débarque sans crier gare, Peter Choisson qui poussera même le luxe jusqu’à signer de son propre nom une lettre revendicative à l’éditrice de Gary Victor, Jutta Hepke, pour la menacer !
     Ce qui devient déroutant pour Gary Victor, c’est que personne ne semble plus le connaître, alors que dans l’aventure tout le monde reconnaît Pierre Jean ! Pendant ce tourbillon stérile, l’inspecteur Dieuswalwé veille en comptant les morts –car il y en a beaucoup !- qui s’entassent tranquillement au gré de la folie d’un tueur en série qui se prend pour un poète, marquant chaque victime d’un lambeau de texte d’apparence ésotérique. On retrouve dans ce roman tonique et embrouillé sur le thème du rapport entre auteur et personnages, le souffle épique des poursuites de La piste des sortilèges2, la puissance des personnages égarés dans un univers à la Jérôme Bosch, le tout enrobé d’un réel-merveilleux toujours bien vigoureux en Haïti, efficacement mis en scène par un Gary Victor en très grande forme. Enfin… à moins que ce ne soit Pierre Jean ramené parmi nous par la grâce de baron
Samedi… ou peut-être, le saurons-nous jamais, ce Peter Choisson bien au chaud dans sa camisole… 

MORBRAZ

1  Les cloches de La Brésilienne, 2006, éditions Vents d’ailleurs. 
2 Paru en 2002 chez Vents d’ailleurs.

Lettre à Jean-Marie Gustave Le Clézio, prix Nobel de littérature (bis repetita)

Écrit dans les « montagnes » du Mercantour 
 
 Cher M. Le Clézio, 
Je vous écris ce mot sans savoir - au départ même - si ce «mot» se transformera en «lettre»… j’ai deux raisons à vous donner.
La première tient au fait que je suis enseignant en Lettres (justement !) et que je tiens à vous remercier pour la magie de vos œuvres. Chaque année, en effet, elles font partie du petit  festin littéraire que je concocte pour mes élèves. Pourquoi Le Clézio ? Contrairement à ce qu’a vomi, à l’époque, un gratte-papier envieux dans un quotidien du soir, parce que les enfants sont sensibles à la simplicité de l’expression écrite, à l’évidence des images propagées, à la qualité humaine des personnages.
Lullaby, avec sa délicate connotation anglaise, révèle magiquement aux adolescents – filles ou garçons – la difficulté, la dureté parfois, de la métamorphose douloureuse entre le grand enfant et le petit adulte. La révélation de la solitude même si c’est une ritournelle dans les chansons qu’ils écoutent ensemble, reliés par le double fil des écouteurs d’i-pod. Quelqu’un, et un écrivain en plus –alors qu’ils
n’aiment pas lire, c’est le prof qui oblige- quelqu’un écrit une histoire aussi belle qu’une chanson partagée. D’un coup le livre fait moins peur. D’un coup, certains vont même acheter des livres pour les déguster, assis contre un mur.

Que dire de Mondo ? Justement, dans la classe, tous ont soudain envie de dire, des mains se lèvent, ils aiment ce petit garçon qui ne peut compter que sur sa petite grande force… Et de Petite Croix qui découvre la lumière bleue ? Et de Gaspar si conscient de « s’être perdu » ? Et de John, de Nantucket qui passera sa vie à se souvenir d’Araceli ? Et même, que dire encore de Charles Melville Scammon qui a si épouvantablement assassiné son rêve ?

Au lycée, j’ai fait étudier ensemble Désert et Gens des nuages. Étude couronnée par un film : Imuhar1 une légende… ce fut un beau cours, j’en ai gardé un souvenir fort. Les élèves aussi. Mais j’avais eu l’occasion de passer de longs mois, dans ma jeunesse, avec des Kell Ajjer, du Tassili à l’Adrar des Iforas, à pied, évidemment, marchant à côté des chameaux. Transportant le sel pioché dans l’Amadror et le portant jusqu’au Hombori et chez les Dogon… ça sert, plus tard, quand on est devenu prof…  Eh oui, n’en déplaise aux médiocres haineux qui viennent planter leurs petits crocs de roquets dans la récompense que vous méritez mille fois, vous, M. Le Clézio, vous amenez les adolescents au plaisir puissant de la lecture, et ils n’abandonneront plus. Ils en liront d’autres, Pennac et sa joyeuse bande, c’est sûr. Mais ils iront aussi rendre visite à Jules Verne, à Jack London, à Hermann Hesse, à Hugo Pratt… Ceux-là sont sauvés : ils réfléchiront par eux-  mêmes, ils seront plus durs à manipuler, ils deviendront rebelles aux systèmes tout préparés.
C’est beaucoup. C’est essentiel.
Merci à vous, M. Le Clézio. 

Maintenant, et c’est la seconde partie de ce « mot », j’en viens au prix Nobel.
Vous ne le savez peut-être pas, mais dans l’ombre la plus totale, dans un pays que je connais bien et que j’aime profondément, un homme se bat. Il se bat avec des mots. Des mots majoritairement en français, mais aussi en créole. Il a bâti, envers et contre tout, une œuvre colossale riche de plus de quarante volumes aujourd’hui. Il est à l’origine d’une vraie mutation dans ma propre vie car j’étais un homme de voyage. Pendant vingt cinq ans, j’ai parcouru la planète, exerçant des métiers différents et un jour, je suis tombé sur Ultravocal. Un livre de Frankétienne, écrivain haïtien. Un livre comme un coup de bambou. Un objet rare et puissant. J’ai repris alors des études à l’université et j’ai fini par un doctorat en Littérature Comparée à la Sorbonne. Et je suis devenu au fil des ans, des livres, des dangers, des heures passées à regarder ensemble les étoiles dans le ciel de Port au Prince, un ami de Frankétienne.
C’est un écrivain d’une très rare puissance. Et il faut une force herculéenne pour résister en Haïti. Il l’a fait. Il a écrit sous Duvalier, sous la junte de Cédras, sous Lavalas de Titid. Il a réussi à ne pas mourir. Et il a écrit, écrit, écrit à s’en déchirer les yeux, à s’ensanglanter les doigts, à hurler. D’autres ont écrit aussi, bien sûr, mais tous ont suffoqué, ou presque. Ils ont fui l’invivable. Ils sont au Canada, ils sont à Miami ou à New York, ils sont en France… trois sont restés sur place, en Haïti : René Philoctète, Jean-Claude Fignolé et Frankétienne. C’est tout. Voici le trio de héros, fondateurs du mouvement spiraliste. La spirale pour s’évader, tous les trois, d’Haïti vers les étoiles. Et revenir pour écrire des poèmes, des romans, des pièces de théâtre. Pour crier qu’ils étaient vivants. Qu’ils bougeaient encore.   Frankétienne espère le Nobel de littérature depuis de longues années déjà. Il a lutté. Il lutte encore mais – je le sens - il peut faiblir. Surtout après cette monstrueuse catastrophe. Avec l’argent du Nobel, il montera des écoles aussi bien au Bel-Air que dans l’Artibonite, il donnera vie à des troupes de théâtre (la seule culture possible pour les illettrés qui grouillent), il révélera des peintres…  Il sait qu’il va y arriver. Il sait. Mais il attend sur le pas de la porte, ses livres-tonnerre empilés entre ses bras. Debout. Comme il a toujours été.

Voilà, M. Le Clézio. Je vous demande juste d’avoir une pensée pour lui, rival malheureux, mais si habitué au malheur.   
Tannemert ou bien trugarez, en nomade de sables comme d’océans… Sur ces mots en suspens, je vous prie de croire en ma très grande admiration et de recevoir mes salutations garanties aussi d’origine bretonne.

MORBRAZ

1 Cela veut bien dire « Être libre » en tamahaq, n’est-ce pas ?

Les cloches de la Brésilienne, une histoire sans son, mais avec tout le reste...

Les cloches de La Brésilienne de Gary Victor, roman paru chez Vents d’ailleurs en 2006.

     
 Si l’inspecteur Dieuswalwe Azémar débarque à La Brésilienne, ce n’est pas de gaieté de cœur. On l’a envoyé là-bas régler un problème improbable : quelqu’un aurait volé le son des cloches. Et ça ne saurait tomber plus mal car la fête patronale est imminente et cette fête sans les cloches sonnant à toute volée, c’est tout simplement impensable. Azémar a été dépêché dans ce trou de campagne pour résoudre l’énigme, il s’y attelle donc. Azémar serait en fait une sorte d’inspecteur Columbo à la tenue encore plus négligée, porteur jour et nuit de lunettes noires car il faut toujours avoir l’air de ce qu’on est réellement, extrêmement porté sur le rhum mais se servant de ce breuvage pour s’éclaircir les idées qu’il a fort embrouillées en période sobre. Gary Victor ne nous avait pas préparé à la réception d’un polar tropical, mais le coup d’essai sonne juste, infiniment mieux, faut-il le dire, que ces cloches désespérément muettes. 

 

      N’allez pas chercher dans ce roman truculent une piste quelconque :
     « Comme tout Haïtien, ce dernier ne faisait aucun cas de la logique la plus élémentaire »… 
laissez-vous mener par cet inspecteur têtu et fouineur qui veut comprendre. Il va se heurter dans sa quête à bien des méchants qui souhaitent le trucider ou, au moins, lui faire assez peur pour qu’il rentre à la ville… là-bas, loin… mais non. Azémar Dieuswalwe s’accroche et pénètre dans le mystère. Lefenec, un prêtre à l’odeur forte et à la bretonnitude affirmée, portant ensemble soutane et Beretta 7,65 avec une même assurance, va l’aider. Enfin… rien n’est moins sûr ! L’affaire prend rapidement un sale tour politique et Azémar se retrouve en plein règlement de compte entre les notables du coin. Il y aura, inévitablement, une Dominicaine dans cette histoire, elle s’appellera Mireya. Depuis la Niña Estrellita de L’espace d’un cillement  d’Alexis, le personnage de la gentille prostituée dominicaine est devenu un standard dans le roman haïtien. Mais un petit réconfort ne se refuse pas, d’autant que la situation se complique du fait des agissements insaisissables d’un certain Al Quaida, un fou, disent les uns… mais dans une histoire de fous, c’est normal qu’il y ait un premier rôle ! 
     « Quand on est dans la déraison, il vaut mieux y aller franchement, sans fausse honte » (p.45) 
et sur ce point au moins, on va pouvoir compter sur Al Quaida !
     Les histoires d’amour –les vraies, celles qui comptent, qui laissent des traces- viendront peu à peu embrouiller l’intrigue, oblitérer jusqu’à l’ombre de la quête ; les psaumes beuglés par les pasteurs états-uniens au rôle plus que louche dans cet endroit paumé iront rebondir contre des hymnes jaillis des hounforts vodous ; des scènes d’amour atteindront la lévitation bien au-dessus d’un mapou pourtant géant ; toute la clef de cette histoire labyrinthique tiendrait-elle dans le chant d’un ortolan ?
     Une petite fille agile s’enfuit une fois de plus vers le haut des mornes avec une calebasse bien serrée entre ses mains. 
     Il est temps pour l’inspecteur d’avaler un long trait de tranpe, un truc à vous arracher la gorge mais un bon carburant pour les méninges. Les petites filles charrient de lourds secrets. Il est temps de jeter les lunettes noires aux orties. 
Et la lumière, soudain, est.

MORBRAZ

mardi 16 février 2010

Les plages de Jean-Claude Charles, version Blues

Jean-Claude Charles est né à Port-au-Prince en 1949, le 20 octobre. Obligé au départ, il s’expatrie d’abord au Mexique, à Guadalajara, pour continuer des études qu’il abandonne finalement. Il se retrouve aux USA puis en France où il finit par jeter une ancre distraite. Il collabore au Monde pour la presse écrite, à Antenne 2 pour la TV, à France Culture pour la radio…
Il a inventé (in Le corps noir, éd. POL, 1980) un joli mot, qui lui colle bien à la peau : l’enracinerrance. Mot-valise oxymore et paradoxal pour ceux qui n’en ont pas, car ils ont souvent été, comme lui, obligés de partir sans rien emporter.
Lui, il avait emmené dans son absence de bagage, son regard affuté, sa langue précise, et surtout son blues qui ne le quittera jamais. Il est mort le 7 mai 2008 à Paris, là où il avait planté ses racines si fines.

De si jolies petites plages de Jean-Claude Charles éditions Stock (1982)

Il s’agit ici d’un récit-reportage écrit par un exilé écorché-vif mais terriblement actif (on peut même dire : activiste), deux ans après le mariage de Baby-Doc avec Miss Bennett. Les premiers boat-people haïtiens sont arrivés en Floride fin 1972… Jean-Claude Charles aura enquêté du 18 mars 1980 au 17 août 1982. Les « dinosaures » de l’entourage de Maman Simone, femme de Duvalier-père, ont repris sévèrement les rênes du pays. On peut parler d’ « ironie du sort » quand on évoque Haïti : lorsque les malheurs s’accumulent à ce point sur un pays, la seule échappatoire envisageable est le rire, même s’il ressemble à s’y méprendre au rire de celui qui a mangé de l’herbe sarde[1]… Le titre même de ce livre n’est-il pas l’ironique paraphrase d’une œuvre légère d’un Jacques Tati estivant : Une si jolie petite plage ?
                        Enquête forte, rebelle, brutale, saccadée, épousant les aspérités ensanglantées d’une réalité qui dure, sur un ton de blues qui fait la marque de cet écrivain, celui qui griffe le papier au rythme de Haitian Fight Song de Charlie Mingus…
« J’aime les lieux de passage : les quais de gare, les ports, les stations de métro, les têtes de taxi, les arrêts d’autobus. Et les aéroports. Miami, me voici. Dès que j’aurai fait la révolution en Haïti, j’envoie mes troupes annexer la Floride. Pourquoi abandonner une merveille pareille aux mains d’ostrogoths incapables d’en faire un carrefour fraternel dans les Caraïbes ? » (p.81)
    C’est un homme en guerre qui écrit, avec une grande clarté et une profonde conscience de l’Histoire de son pays, il constate des faits et en explique les causes. Il y a ceux qui meurent d’avoir tenté la fuite et dont les corps vont pourrir au soleil des plages pour touristes de cette méditerranée tropicale, et ceux qui réussissent leur évasion mais pour se faire enfermer dans des camps de concentration : « camps au sens fort : avec mirador, barbelés, gardes armés. » (p. 27).  Les enfants bénéficient d’un régime spécial, séparés de leurs parents, évidemment pour leur plus grand bien, les parents restent à Krome[2], les enfants sont envoyés à Millbrook :
« - Oh oui ! Il n’y a pas de comparaison. Krome est entouré de barbelés, tandis qu’ici c’est avant tout un programme d’éducation et d’acculturation.
Objectif avoué : préparer l’insertion des enfants dans la communauté américaine. Autre manière de le dire : préparer les futurs agents d’une portoricanisation d’Haïti ? » (p.59-60)
Ainsi,  «la stratégie de l’orthopédie culturelle[3] » a-t-elle ses tactiques…
Il est tout à fait remarquable de constater grâce à l’analyse pertinente de Jean-Claude Charles que les Haïtiens sont «les seuls boat-people du monde à se réfugier dans les bras des responsables directs de leur malheur» ! Les gardes états-uniens les prennent pour des enfants fautifs qu’il faut encadrer et punir au besoin.  Les camps ne se trouvent pas tous aux Etats-Unis, certains Haïtiens échouent aux Bahamas, Fox Hill, la prison centrale de Nassau les attend, les plus chanceux finiront dans le bush, au sud de New-Providence, un bidonville petit frère de la Saline de Port-au-Prince, son nom : Kamakélod. La même misère, mais… ailleurs. Il y a mieux, comprenez pire, pour ceux qui tombent sur Porto Rico : le célèbre Fort-Allen. « Bienvenidos. Centro de Educación y Trabajo ». Un hybride monstrueux entre Fort-Dimanche et le cyclone Allen qui dévasta les Caraïbes en 1980. De la peur à la révolte, retour à la peur et désir de fuite à n’importe quel prix, les Haïtiens n’en finissent pas de fuir, peu importe la destination finale, même l’enfer… Et l’enfer est toujours au rendez-vous. De quoi choper le blues.
« Et si le blues était sans fin ?
La fin de siècle des Caraïbes s’annonce dure. »
… qu’on se rassure :
« La fin de siècle du reste du monde n’est pas mal non plus. »  (p.222)
                       
Et le début du 21ème siècle (en ce 12 janvier 2010 à 16h53,  avec ce tremblement de terre qui frappe Haïti en faisant d’un coup plus de deux cent mille morts)… s’annonce extrêmement dur.

MORBRAZ


[1] Comme le précise si excellemment le Dictionnaire Géographique Portatif  (« traduit de l’anglois ») de Monsieur Vosgien dans l’édition de M. DCC. LXX. Avec approbation & privilège du Roi, à l’article « Sardaigne », page 627 : 
« […] Il y croit l’herbe Sardoine, qui retire les nerfs, les muscles, produit un rire forcé, d’où vient le risus sardonicus… »
[2] Au sud-ouest de Miami, non loin des Everglades.
[3] Voir Surveiller et Punir de Michel Foucault, Gallimard 1975.


dimanche 14 février 2010

Romancero aux étoiles, un florilège de contes haïtiens par Jacques-Stephen Alexis

 Romancero aux Étoiles de J.S. Alexis (Gallimard 1960, puis Gallimard L’Imaginaire n°194, 1988)

   Il ne s’agit pas ici d’un roman mais d’un recueil de contes prenant, pour certains, l’allure de nouvelles. Alexis utilise ce moyen d’expression littéraire plus populaire que le roman proprement dit sans doute pour toucher un hypothétique lectorat auquel insuffler, de manière à la fois ludique, récréative et cryptée, son message révolutionnaire militant, ce qui lui permet de s’exprimer sur le réel à travers l’artifice du merveilleux et de l’onirique véhiculés par le conte. Il faut aller chercher derrière l’allégorique, comme l’avait suggéré Philippe Décius, «ces vérités distillées  dans un pays où la parole est suspecte».
Ce romancero est une suite de neuf histoires rapportées par le neveu d’un prince des composes1. Le dit du Vieux Vent Caraïbe est une broderie sur des thèmes soit anciens soit modernes allant de la fable à la nouvelle.
  •  Le premier conte : «Dit de Bouqui et Malice», appartient au vieux fonds populaire(parallèle à celui de «Leuk-le-Lièvre» que l’on écoute en Afrique de l’ouest), mais transposé sur le plan de la lutte sociale en Haïti. 
  •  2ème conte : «Dit d’Anne aux longs cils». C’est l’évocation d’un petit peuple au sens magique, «pêcheur d’huîtres et de lune», racontant l’histoire de cette «fille d’une anémone de mer et d’une mouette» à charges de descriptions surréalistes (voir les pp. 54-55 par exemple), récit qui finit de s’égrener au fil des mois, de janvier à décembre, dans un temps de rêves et de métamorphoses.
  • 3ème conte : dans la lignée des contes africains, la fable «Tatez’o-Flando» raconte l’histoire éternelle d’une femme maltraitée par son mari. Mais, derrière l’apparence guignolesque de  cette farce, Alexis, une fois encore, ressasse sa vision de l’homme par rapport à une société qu’il lui reste à bâtir.
  • 4ème conte : «Chronique d’un faux amour», de ton plus méditatif, oppose le mysticisme catholique à une tentation de luxure et de lubricité racinée en terre vodoue. L’écriture se  fait romanesque pour introduire le lecteur dans un univers fantastique. C’est l’histoire d’une jeune fille zombifiée le jour de son mariage (coucou Hadriana, l’héroïne de Depestre ! roman qui paraîtra… en 1988). Texte anti-sommeil, anti-torpeur, texte appel à la vigilance. Le rêve de la zombie tente d’emmener son esprit vers l’issue de la lumière à travers l’évocation de ses souvenirs. Enfermement psychique, isolement physique, très belle métaphore sur le devenir politique d’Haïti, jouant sur la distorsion du temps à l’intérieur d’un non-espace (l’échappée du rêve dans une chambre close d’un cloître).
  •  5ème conte : «Dit de la Fleur d’Or», c’est ici un hymne à la reine historique, assassinée par  les Espagnols, symbole de la résistance haïtienne, Anacaona, équivalent identitaire de ce que fut la découverte de la civilisation d’Ifé pour le mouvement de la négritude. Un amer indigène historique à opposer à la dictature européenne conquérante.
  •  6ème conte : «Le sous-lieutenant enchanté» que l’on pourrait sous-titrer «l’aventure haïtienne d’Earl Wheelbarrow, soldat yankee retourné». Ce soldat, issu du sud des États- Unis, dont le nom évoque, bien sûr, la brouette -engin qui n’avance que poussé par l’homme- pénètre en Haïti à la recherche d’un trésor enfoui au fond des montagnes. Assez raciste dans ses premiers contacts :
    «On disait ces nègres d’Haïti inconscients de leur infériorité congénitale, orgueilleux même de leur race et de leur passé légendaire, sensibles à la moindre allusion, cabrés à la plus légère piqûre, violents et tellement familiers...» (p.190) Earl, isolé, va subir une série d’épreuves que l’on peut deviner initiatiques et se rapprochera sensiblement du peuple qui l’entoure jusqu’à se convertir à sa religion. 
    «-Aimes-tu cette terre, et tous les hommes de cette terre? Peux-tu te sacrifier à eux, sacrifier tout? -Je ne connais plus que cette terre et les hommes de cette terre ! affirma le lieutenant.» (p.205)      Et cet homme que tout oppose d’abord à ce monde nouveau, va connaître l’amour et une certaine forme de bonheur en atteignant, en touchant enfin du doigt un palpable idéal humain par un retour à un mythique Âge d’or, le trésor enseveli. Tombé sous le charme d’Haïti, Earl Wheelbarrow, le lieutenant enchanté, tombera logiquement sous les balles de ses compatriotes envahisseurs.
  •  7ème conte : «Romance d’un petit viseur» réinterprète un conte initiatique de l’ouest africain. Improvisation sur un thème qu’Alexis a déjà magistralement mis en scène dans son magnifique roman Les arbres musiciens. Faut-il encore une fois extrapoler et voir dans cette fable haïtianisée une signification de portée politique ?
  • 8ème conte : «Le Roi des Songes», dont le titre nous laisse présager l’univers onirique, nous offre un héros en vol pour New-York, en compagnie d’une «véritable équipe de la tour de Babel». Il vient à s’égarer dans une prairie magique au cœur de laquelle sa vie ne palpite que dans l’onirisme. La vraie vie ne devrait-elle qu’être rêve? La rencontre du narrateur avec le Roi des Songes, «roi démocrate, presque roi républicain...» dont le but est d’inoculer progressivement à l’humanité endormie dont il a la charge, le rêve révolutionnaire. Souverain d’un royaume paradoxal, il révèle l’ultime phase au narrateur :
    «...ma dernière grande idée royale, c’est la guerre... Oui, parfaitement ! la guerre ! Il faut en effet que le Royaume du Rêve périsse pour que triomphe le rêve sur la terre !» (p.245)
  • Et enfin, 9ème conte : «La rouille des ans» que l’on pourrait lire comme «le blues du crapaud roux», est un conte sur le Temps, à la fois lyrique et inéluctable, c’est une allégorie de la lutte entre la tradition et la modernité.
MORBRAZ

1 Le compose est un griot, un conteur itinérant.

Frankétienne et ses fleurs d'insomnie

Fleurs d’insomnie de Frankétienne 1986 chez Deschamps, puis 2005 Imprimerie Media-Texte, Port au Prince.

Lorsque Frankétienne se lance dans l’écriture de Fleurs d’insomnie, Haïti est en train de vivre la toute dernière période de l’ère Duvalier-fils. L’année précédente, la pièce Kaselezo a été un gros succès populaire mais les événements politiques se précipitent. En janvier 1986, l’université s’est mise en grève, bientôt suivie par les lycées, collèges, écoles… et cette agitation se solde par une brutale répression de la milice qui fait une centaine de morts à Léogane. Le 7 février 1986, c’est la fin de vingt-neuf années de duvaliérisme. Baby-Doc s’enfuit à bord d’un avion étasunien et trouve refuge en France, les valises bien pleines. Vient alors le temps du déchoukaj, la vengeance populaire rattrape les sympathisants du régime et les macoutes. Frankétienne fait paraître sa spirale Fleurs d’insomnie et joue sa pièce en créole Totolomannwèl.

La tentation autobiographique

Frankétienne, une fois de plus, innove : pour sa nouvelle création littéraire qu’il place d’emblée dans le  registre « spirale », il va tenter l’expérience du recours à l’auto-analyse. On peut considérer Fleurs d’Insomnie comme un essai de thérapie individuelle par voie de «rêve-éveillé-dirigé». L’écrivain s’oppose à son obsession d’étouffement en entretenant son imaginaire dans un état oniroïde, c’est à dire qu’il laisse son délire envahir son territoire, en «pensant» son rêve et en veillant toujours à ne pas se laisser déborder par une lame de fond de confusion mentale. Entretenir l’enivrement sur le fil frontière du delirium. L’utilisation esthétique que propose dans ce cas Frankétienne est la technique spiraliste. L’époque de rédaction de Fleurs d’insomnie est la même que celle qui a vu naître Les possédés de la pleine lune de Fignolé. L’imaginaire bascule dans le cauchemar kafkaïen : c’est le résultat de la sensation d’oppression qui écrase Frankétienne. Il fuit sa déroute dans le recherche éperdue du rêve, puisqu’il dit en épigraphe de sa spirale :
«Le rêve est incontestablement le premier des chemins qui mènent à la liberté.
Rêver, c’est déjà être libre.»
 Mais il est impossible de «choisir» la portée de son rêve, son arborescence, dans cette atmosphère  étouffante, c’est le cauchemar qui guette sa proie facile :
«...je me fracture jusqu’aux éclats de la rupture. Et, au milieu du torrent qui m’emporte, je reconnais mon sang mes racines et le chemin fiévreux vers ma source fondamentale.» (p.41)1
Recours à Kafka, certes, pour le «décor»... mais c’est Maldoror qui intervient en ombre chinoise:
«...toute la sorcellerie de l’histoire dans les boucheries/l’épouvantable beauté des naufrages/les  lamentations des fantômes/et l’indéracinable passion des princes pour l’art de la fauconnerie.» (p.36)
 C’est sans doute encore Isidore Ducasse qui survit dans l’esprit de Frankétienne lorsqu’il crie:  «Tranchons à vif dans le bleu mortel de la plaie qui, par vocation, aspire à la fraîcheur du couteau. (p.132)
La restitution du poème tient alors uniquement à l’effritement de la personnalité du créateur... c’est lui- même qui le dit à la même page. Tout le rêve déroulé dans cette oeuvre est haché par un sommeil agité, le dormeur hait la nuit et n’espère que le lever du jour qui, pourtant, absurdement, refuse de poindre. Comme dans Ultravocal, les animaux, par dizaines, par grappes répugnantes, envahissent l’espace onirique qui leur est offert.
Le rêveur se relâche, c’est l’effet de la peur : la cacarelle du nègre captif... le registre régresse vers le stade anal de l’enfance et s’enracine dans la scatologie2 :
 «bouillie terre-de-sienne... fiente de perroquet ...masses de cacas fétides. Recettes merdiques sophistiquées...[...] familles de scatophages...» (pp.22-23)
 mais pouvant également virer à la pure vulgarité. Le poète peut devenir fou. Fleurs d'insomnie donne souvent l’impression d’un «voyage» sous overdose d’acide, (un sale voyage). À la limite de «Camisole et bâillon» (p.23)
ou même de la tentation suicidaire :
 «au crépuscule reviennent les fantasmes/et l’imaginaire prolifère dans l’encre pathétique de la nuit capiteuse...»(p.70)
 «Prisonnier de la fange, je n’ai jamais eu le temps d’achever ni mon corps ni mon âme.
  Demain peut-être» (p.71)

   Fleurs d’insomnie, partition totale vouée à l’onirisme, est en fait une longue métaphore de la destruction, externe : chaos politique, interne : chaos mental. Une fois évacués les déchets de l’inconscient dans ce long périple onirique, un faible soleil apparaît :
«Nous voyageons incorruptiblement par delà nos déchets, nos excréments. Nourris de la clarté de notre faim, buvant le lait de notre soif, suçant3 l’or de nos rêves.» (p.134)
Et c’est ce mince espoir, cette lumière qui filtre de la fente de «l’œuf de lumière», apparaissant comme le message de cette longue et terrible plainte autobiographique d’un homme seul sur une île isolée.

MORBRAZ

1 Prémonition de l’écriture éclatée de L’Oiseau Schizophone après l’essai d’écriture déchirée d’Ultravocal.

2 Cette dérive marque les dégradations parallèles de la société écrasée sous la dictature et celle de l’individu, Frankétienne lui- même, anéanti, se réfugiant dans la régression vers l’enfance, phase du stade anal, qui déclinera jusqu’au stade oral, retour autistique vers un paradis charnel originel.

samedi 13 février 2010

Le Peuple des Terres Mêlées de René Philoctète (1989)

Le peuple des terres mêlées de René Philoctète (1989) éditions Deschamps, collection Les cahiers du vendredi.

     D'abord un mot sur cet auteur discret, poète du trio spiraliste, ayant écrit trois romans, Le peuple des terres mêlées et Une saison de cigales (1993), après un tout premier roman datant de 1973,  Le huitième jour qui s'était vu couronner du Prix de l'an 2000 (du nom de cette maison d'impression-édition). Philoctète est né à Jérémie en 1932. Les plus connus de ses poèmes sont à coup sûr Margha, Ces îles qui marchent, et Caraïbe. Mais il a également écrit pour le théâtre. Il est aussi fondateur, avec entre autres, Davertige, Anthony Phelps et Serge Legagneur d'Haïti Littéraire.

Mais revenons à notre objet d'étude. Ce roman s’ouvre et se déroule jusqu’à la fin sous la menace d’un oiseau-cerf-volant qui plane au-dessus de la petite ville d’Elias Piña en Dominicanie, mais tout près de la frontière haïtienne. Le señor Perez Agustin de Cortoba y représente fidèlement Rafael Leonidas Trujillo y Molina, amoureux fou de  "cette chose-formidable-près-du-ciel qu’on appelle la Citadelle Henry" qui a eu l’audace de pousser en territoire haïtien. Ce sera l’histoire d’une vengeance.

   Pedro Brito, ouvrier dominicain d’une usine sucrière, vit avec Adèle, fille d’Haïti. La menace couve, la rumeur du  «sang qui va couler» s’amplifie avec la présence des soldats qui investissent Elias Piña. Les ouvriers se réunissent et s’organisent pour lutter contre ce danger qu’ils pressentent.
«L’opération Cabezas Haitianas a commencé depuis plus d’une heure – La scène est à la frontière Haïtiano-dominicaine – personnages : les deux peuples […]» (p.40)
    En effet, Trujillo a décidé que son peuple était celui des «blancos de la tierra ». La promotion du mythe a commencé : les biplans de l’armée couvrent le pays de vignettes qui tombent du ciel comme une fête, le peuple élu doit être heureux : il est le peuple blanc ! L’image paradoxale d’une «pluie fine, bleue à force d’être fine» s’impose alors et réapparaîtra de manière anaphorique tout au long de la tragédie de ces «Vêpres dominicaines». La pluie fertilisante, si souvent attendue, si fortement espérée, et qui ne vient que rarement, ou trop tard, ou trop fort. Et Don Agustin s’efforce d’enterrer « un rayon de soleil qu’il avait pendu haut et court », pas d’espoir. Nous sommes en 1937, entre le 2 et le 4 octobre. Les journaux ont peu parlé de ce massacre, ceux d’Haïti même attendront deux bons mois avant de manifester leurs larmes de crocodiles pour demander de l’aide à d’hypothétiques bienfaiteurs, afin, sans doute, d’alourdir leurs escarcelles personnelles. Black-out sur ces Vêpres. Silence en Europe.
Silence partout. Guillermo Sanchez a beau tenter d’agiter les ouvriers, les Haïtiens auront toujours autant de mal à prononcer le nom fatidique «perejil». Les miliciens le savent bien : le persil, «un condiment, roturier de potager»(p.93), devient une arme de tri redoutable et les têtes haïtiennes volent sous les coups de machettes. Il existe ainsi partout des mots qui tuent, des mots ridicules : «perejil», persil… Guillermo a un air de fraternité avec le Paco Torres d’Alexis dans Compère Général Soleil, il s’agit d’ailleurs de la même histoire, Alexis avait pris soin d’inclure ces «Vêpres dominicaines» sous forme d’une nouvelle incluse dans son roman, une nouvelle forte, à l’écriture brillante, Philoctète spiralise la relation de cette horreur, en donnant la parole de témoin à la guagua surnommée Chicha, équivalent dominicain du tap-tap d’Haïti. 
Cette voiture-personnage, comme le petit peuple qu’elle transporte, voit clair en politique comme dans le cœur des gens. Elle aime Pedro et Adèle, elle sait leur histoire. Même si elle a peur : «Moi, Chicha, je tremblais sur place, de mes bielles, de mes ressorts, de mes boulons…» (p.84) et elle a raison, Adèle «la negrita se plie en avant. Le mot l’a tuée». Au beau milieu des pubs pour Cutex et Coca-Cola. Evidemment. Mais le merveilleux haïtien joue à plein : la tête d’Adèle s’enfuit seule et continue à témoigner, à blaguer, à rire de toute cette horreur, à la nier, à vivre… Adèle rêve, portée par les effluves de lessive des habits de travail de son homme. Pedro arrive trop tard, sa tête tombe aussi, sous quelle machette, cela n’a plus aucune importance, c’est lui d’ailleurs qui s’empare de l’énonciation. La chicha se tient coite. L’homme à la pipe éteinte se tait, lui qui a tout vu. Leonidas Rafael Trujillo y Molina comprend que la citadelle Henry ne lui appartiendra jamais, malgré tout ce sang versé.  La maison de Pedro brûle, il faut effacer toutes traces. Reste la pluie bleue qui naît des jambes d’Adèle, restent les oiseaux verts qui jaillissent de ses bras… Chicha la guagua se laisse mourir de n’avoir été que témoin tandis que le vieux fumeur rallume sa pipe.  Restent les hommes, les Haïtiens miraculés de l’extermination et les Dominicains exténués, «ceux qui ont espéré ensemble la bonne récolte, tremblé dans les mêmes cases quand soufflent dehors les vents mauvais…», rien ne peut les séparer, eux qui «sont venus coupler leur vie, d’ici à l’autre bord, avec le rêve de créer le peuple des terres mêlées». Reste «le ciel nu, libre par-dessus les clameurs de la frontière» qui espère cette pluie fine et bleue, cette brassée joyeuse d’oiseaux verts.

MORBRAZ

Thérèse en mille morceaux de Lyonel Trouillot

Thérèse en mille morceaux de Lyonel Trouillot (Éditions Actes Sud, collection « Générations » fév. 2000)
    Voici un étrange roman né sous la plume de Lyonel Trouillot. Ce thème du double, du marassa qui prend possession de la vie d'un personnage a aussi été traité par Kettly Mars dans son roman Fado paru au Mercure de France. Mais cette écriture à la sensibilité féminine semble bien n'être qu'une recherche, un moment dans le style d'habitude plus baroque de Trouillot. 

   Thérèse Médard, née Décatrel, jeune femme de vingt-six ans, qui a passé toute sa vie au Cap-Haïtien (« La ville du Cap, c’est la mort à perpétuité… » p.111), écrit son journal. C’est une narratrice décalée, en rupture, son être se scinde en plusieurs états de conscience et elle se promène « aux parapets de la folie » si fréquentés par les personnages de Frankétienne. Elle est le fruit d’une éducation terrible, mère omniprésente, omnipotente, n’aimant que l’ombre derrière les volets clos, fascinée par la grandeur grotesque du Roi Christophe. Cette mère et la ville où vit la famille sont de même essence, pire : elles sont une seule et même entité sous la coupe de l’église. Elise, sa sœur, s’est mieux pliée à la dictature maternelle. « Trois femmes dans une maison morte, incapables de s’aimer, de décider ensemble de leur vie… » (p.99). Le père est mort, c’était un homme veule et sans caractère coureur de jupons et caressant même un peu sa fille à l’occasion. Thérèse est mariée à Jean, fonctionnaire à la Mairie du Cap, personnage falot. Elise, elle, a épousé un pharmacien pensif, Jérôme, collectionneur de maquettes de bateaux, il ne rêve que de départ mais le but lui manque, et la volonté, homme aussi cassé que Thérèse peut l’être : « Jérôme en mille morceaux et pas moins que Thérèse, parce que ici, la vie ne meurt qu’en mille morceaux, tailladée, taraudée, détruite avant toute chose » (p.100). Les deux sœurs se sont sans doute trompées de mari. Thérèse est réellement en mille morceaux et elle va tenter de les recoller pour créer seule le personnage qu’elle espère être. Elle va lentement prendre conscience de son corps jusqu’alors abandonné à la jachère d’un amour fade (« une alliance sur nos vies qui excluait la volupté » p.21) en regardant les jumeaux de la voisine, Mme Garnier, qui grandissent et la troublent. Le temps pèse sur ce non-monde, comme un bouclier, mais l’active Mme Garnier, à force de commerces, s’enrichit et menace cet espace contigu. 
   C’est aussi la lutte entre l’ancienne bourgeoisie terrienne et la nouvelle bourgeoisie du petit commerce lucratif. La première Thérèse se bat contre les fantômes : une enfance très solitaire, un père souvent absent, une mère dominatrice, l’ombre de la maison ; la vieillesse qui enserre tout son univers, l’étouffe. Thérèse choisit d’écrire pour tuer ces fantômes. Et elle se raconte. Thérèse raconte à Thérèse, à toutes les Thérèse, la vérité sur la vie « d’avant ». Elle règle ses comptes comme on règle une succession.
   Thérèse a sept ans, Thérèse a dix-sept ans et toujours la lourde porte de chêne l’emprisonne dans son immense solitude. Un couvercle sur la liberté. Thérèse est « je », Thérèse est « elle », Thérèse déborde sans plus savoir qui elle est en réalité. Mme Garnier, Anna, est aussi la maîtresse de Jean. Thérèse la voit enfin de près, c’est « une petite femme d’apparence modeste, sans âge presque » (p.50). Étrangement, c’est à elle que Thérèse écrira au moment où elle aura pris la décision de partir. Des voix de l’extérieur se font entendre, comme celle de Salvador Haut la Main, la nouvelleThérèse (celle qui est en gestation) les écoute car elle sent que ces témoins de la vie des Décatrel sont sincères même s’ils se montrent critiques. 
   Dans ce pays où « on n’attend plus que le malheur »(p.87), Thérèse a pris sa décision : elle lance une lettre aux jumeaux. Elle est libre. Elle fait venir les adolescents chez elle et elle passe la nuit à faire l’amour avec eux dans la chambre de la mère. Elle aura auparavant signé un acte par lequel elle abandonne ses droits de succession sur la propriété maternelle, laissant le champ libre aux appétits de puissance de Mme Garnier. Thérèse a enfin vingt-six ans, « elle n’a pas encore toute sa tête parce qu’il lui manque des éléments pour habiter sa vie » (p.91), mais elle peut enfin par la force de son imagination forcer une marée à monter sur la ville, tout nettoyer… « Thérèse a vingt-six ans et connaît son pouvoir. Les eaux sont montées jusqu’aux toits. Les eaux montent et descendent comme un rêve qui tient dans sa main. » (p.97). Thérèse s’est repue d’amour avec les jumeaux, Jérôme lui a donné de l’argent, elle peut partir. Elle monte dans le bus qui rejoint la capitale, elle regarde une petite fille avec sa maman qui l’aime, c’est le moment que choisit un vieillard pour se lancer dans un discours moral sur l’éducation. La jeune maman laisse le vieillard pérorer, mais Thérèse ne peut plus supporter ce style de paroles : elle hurle. On la croit hystérique. Elle débarque du bus. Elle rejoindra la capitale plus tard. Lente sera la dérive au bout de laquelle Thérèse, reconstruite, va déchirer ses carnets couverts de mots : « Thérèse regarde Thérèse partir de tous côtés, rebondir sur le sol, se déchirer au choc des pierres, s’accrocher aux plantes, se cacher, resurgir » (p.118). Thérèse va pouvoir se promener dans sa robe légère.
Et enfin vivre.


MORBRAZ

J'aime bien cette photo que j'avais faite de Lyonel Trouillot lors d'une réception et où l'on voit sur son visage un reflet lumineux dévié par la forme d'un verre et qui lui donne le masque de L'homme qui rit...

Rue des pas perdus de Lyonel Trouillot

Rue des pas perdus de Lyonel Trouillot, éditions Mémoire, Port au Prince, 1996 et éditions Actes Sud, collection Générations, 1998.

   Les citations en épigraphe sont, cette fois, d'Éluard (encore...) mais aussi d'Allen Ginsberg de la Beat Generation étasunienne et du poète créole haïtien Georges Castera. L'écriture, ici, se "spiralise" d'une part et, dans le même temps, on croit percevoir l'influence d'un auteur majeur de la diaspora qui se fait sentir dans la structure de l'écrit : il y a sûrement de l'Émile Ollivier dans ces "pas perdus"... la technique qui consiste à confier alternativement la responsabilité du récit à différents personnages mais toujours à la première personne du singulier, déjà rencontrée dans Passages, les broderies superposées sur un même thème central : thèmes récurrents et énonciateurs croisés. Cette lecture brouillée peut parfois donner la sensation d'une absence d'unité. Mais on ne peut s'empêcher d'y voir aussi une longue métaphore filée évoquant la vie quotidienne en Haïti.

   Sur fond de bluette harlequine d'un narrateur non identifié mais fort épris d'une Laurence, Gérard, sorte de gourou d'un groupuscule se pensant révolutionnaire, parle, et surtout s'écoute parler :
   "Gérard ne parlait jamais seul à seul. Nous étions acteurs et témoins de cette chronique du dérisoire qu'il tenait par gourmandise ou par masochisme sans savoir s'il y croyait vraiment." (p. 39)
   La scène se passe sous l'ère du "grand dictateur Décédé-Vivant-Éternellement" et l'histoire la plus intéressante nous est racontée, à petites touches, par un chauffeur de taxi amoureux de sa Toyota. Une mère maquerelle sur le retour, qui n'a plus rien à perdre, nous dresse aussi un tableau vif de la société haïtienne
   "... autrefois, les gens de la haute ne manquaient pas de manières, d'extérieur, aoujourd'hui, leurs manières c'est leur climatiseur, leurs cartes de crédit, voilà pourquoi les gens vivent ensemble, pour des climatiseurs et des cartes de crédit..." (p. 49)
dénonçant les "rastaquouères de discothèque qui vendraient leur mère à l'encan pour un week-end à Disneyland" (p. 79), prédisant la victoire totale de la misère :
   "Et eux, comme des chiens errants qui n'ont plus de place pour errer parce que la misère prend toute la place et ne laisse que des recoins, ils chassent les mouches avec des gestes que vous prenez pour des vivats, pour ne point perdre l'illusion de leurs bras, ils miment des airs de semence en attendant qu'un jour ils viennent demander justice à vos mensonges, à la faim." (p. 124)
   Même si toutes et tous sont morts autour d'elle.

   Le plus proche de la vérité est le chauffeur de taxi, il connaît la ville dans le moindre recoin de son intimité, il connaît les gens dans tous leurs détails, et c'est lui qui sait la valeur des avertissements :
   "Quand un officier te conseille de rentrer chez toi en te laissant sa monnaie, c'est qu'il y a plein de chances qu'il soit déjà trop tard." (p. 44)
   En compagnie de l'Étoilé, l'enfant des rues, il va en effet passer au ras de la mort. Il perdra une jambe et un ami fou dans la pourriture d'un égout. Il égarera sa voiture bien-aimée mais s'accrochera de toutes ses forces à la vie. En fait, c'est lui le véritable témoin, le seul crédible. Il n'a aucun compte à régler avec la société, il aime la vie et les gens. Il perd sa jambe comme il perdrait un ami, avec philosophie. Il perd sa voiture. Il perd tout, sauf l'espoir et c'est d'ailleurs à lui que revient le mot de la fin. Il sait que le monde finit toujours dans la rue des Pas Perdus. Et même si ce n'est plus lui qui conduit, il y va, alors qu'il sait qu'elle bien difficile à trouver dans le labyrinthe de la vie.

MORBRAZ