lundi 7 juin 2010

La mémoire aux abois d'Évelyne Trouillot

La mémoire aux abois d’Évelyne Trouillot, éditions Hoëbeke, mai 2010

     Voici encore une étrange coïncidence littéraire : au même moment, en Haïti, deux femmes ont écrit chacune un roman traitant d’un thème identique lié à une même époque. Kettly Mars vient de faire paraître aux éditions du Mercure de France Saisons sauvages, et Évelyne Trouillot La mémoire aux abois aux éditions Hoëbeke. Les personnages-phares de ces deux romans sont des femmes qui se battent en plein cœur d’une époque : celle des Duvalier. Mais la comparaison s’arrête là, Kettly Mars a choisi le début de la prise en main d’Haïti par François Duvalier, dit Papa Doc tandis que l’univers de La mémoire aux abois se rétrécit à la taille d’une chambre d’hôpital à Paris.

     Ce roman d’Évelyne Trouillot se compose de manière duelle, deux voix de femmes en écho décalé, deux typographies alternées, romain droit et italique. Ce n’est pas un dialogue, ni même un échange, ce n’est pas la confrontation de deux solitudes. C’est bien pire : c’est le parallélisme fatal de deux monologues en anamnèse. Tout le poids de ce roman repose sur l’évocation double d’une seule période historique par le prisme de deux focalisations. C’est toute la magie de l’écriture d’Évelyne Trouillot, un style ciselé en parfaite adéquation avec ses deux seuls personnages. Le lecteur finit par baigner dans cette sorte d’osmose, il « comprend », il admet la logique absurde de la fatalité du destin.
     La scène se trouve figée dans une chambre d’hôpital parisien, ombre, bruits étouffés, chuchotements, pas glissés, odeurs grises, attente, douleur. Une femme âgée est en train de s’éteindre, mais elle lutte, comme elle l’a fait toute sa vie. Or cette vieille femme porte un lourd passé, elle est la femme d’un ancien dictateur qui a pesé de toute sa violente présence sur un petit pays appelé Quisqueya. Et cette vieille femme au bord de l’abîme se remémore la longue trajectoire, de 1957 à 1986, elle impose sa vision comme si c’était une évidence, elle justifie tout sans un battement de cils. Les titres de parties en sont la marque : « L’héritière et la mère », « La première Dame et l’écolière », « L’épouse et l’orpheline », « La femme et l’héritière »… C’est elle encore qui garde la haute main, même au moment de sa mort, sur la mise en scène de sa vie. Épouse d’un dictateur mort dans son lit, elle va, elle aussi, mourir dans un lit.
     Et pourtant, dans l’ombre de la chambre, qui la surveille chaque seconde, se tient une infirmière. Elle aussi originaire de Quisqueya. La direction de l’hôpital en a décidé ainsi, car ces deux femmes partagent les mêmes coutumes, la même langue, la même histoire. Mais justement, c’est cette histoire « partagée » qui se trouve plantée dans la chair de cette infirmière : cette patiente qu’on livre à sa surveillance de chaque instant est la femme du dictateur qui a décimé une partie de sa famille. Certes, il y a des comptes à régler, mais en silence. Dans un silence absolu.
     La tension monte tout au long de ce puissant roman, au fil du double récit parallèle ancré dans un passé qui ne cesse d’être présent, même quarante ans après. L’étrange parti pris d’Évelyne Trouillot est de crypter son récit, dans le but, sans doute, de ne pas l’enfermer entre les petites frontières de son propre pays. Ainsi, tout le monde peut lire Haïti derrière Quisqueya, Papa Doc derrière Papa Fab, François Duvalier derrière Fabien Doréval, Port au Prince derrière Port du Roi et surtout Simone Ovide-Duvalier derrière le nom du personnage de la vieille dame à l’agonie : Odile Savien-Doréval… cela devient vite un jeu pour le lecteur averti de l’histoire haïtienne et de sa géographie, de reconstruire ce « vrai » monde estompé dans le cours de ce roman.
    Le personnage de l’infirmière, femme à l’âme trempée, à la mémoire intacte, mais cernée de tous côtés par des interdits qu’elle s’est elle-même forgé, avance dans le récit avec une rage contenue, menée par la puissance d’un volcan qu’elle espérait éteint, forte des certitudes inculquées par ce père  « mort pour rien ». La plus forte des deux n’est pas forcément celle qui vient à l’esprit en premier lieu, et l’on apprend vers la fin du roman le prénom de cette infirmière : Marie-Ange…
     Quisqueya possède encore de la ressource. Même si sa mémoire est aux abois, elle doit encore pouvoir chasser les chiens qui la harcèlent. 


MORBRAZ