dimanche 7 mars 2010

Louis Vortex, de Jean Métellus, suite exilée de la saga d'une famille haïtienne

Louis Vortex de Jean Métellus, éditions Messidor, mars 1992.

Dans la saga des Vortex, Jean Métellus consacre un épisode romanesque entier à Louis Vortex. Ce sera le roman de l’exil
« La vie à l’étranger les lançait et les relançait sans cesse vers des rêves fanés, métamorphosait leur pseudo-liberté en douloureuse captivité. » (p.38)

Exil et agonie des rêves

Le lecteur rejoint alors la communauté haïtienne de Paris entre 1952 et 1956. Ce récit est ponctué d’une pathétique interrogation « Quand pourrai-je rentrer en Haïti ? ». Nadine a rencontré Louis et cette relation toute nouvelle suscite chez elle « une émotion teintée d’exotisme » après une bien fade adolescence entièrement passée dans les privations de la guerre. Ce qui la motive, c’est cet « attrait de la différence, le saut dans l’inconnu », elle qui décrit sa nature plutôt comme «équilibrée, logique et cartésienne» (qu’il faut sûrement lire comme un écho railleur -sans doute- au cri de Césaire dans le Cahier… : «Parce que nous vous haïssons vous et votre raison, nous nous réclamons de la démence précoce de la folie flamboyante du cannibalisme tenace»). Nadine perçoit Louis d’abord de manière extrêmement floue, comme un homme « originaire d’une île lointaine et déchirée », mais il incarne fortement « ses rêves d’évasion, d’aventure, en réaction contre l’avenir programmé depuis toujours par ses parents » (p.18), à défaut d’expérience, on se barde de clichés. Et une fois l’expérience vécue avec cet amant tropical, Nadine regrette « cet attachement à un étranger qu’une lettre, un télégramme ou un simple coup de téléphone pouvait rappeler dans son pays » et elle se repent de « s’être laissée entraîner dans un rêve sans issue ». Il faut dire que Louis est un fameux séducteur, un danseur hors pair, un charnel, un sensuel toujours en quête de femmes. D’ailleurs, la traque n’est guère compliquée, « elles lui courent toutes après », constate son ami Régis qui l’accuse gentiment d’en fréquenter trois en même temps. Louis rétorque qu’en Haïti, une seule suffirait.
  L’exil confine. Les Haïtiens se regroupent et reconstituent un microcosme de leur île perdue. Ce monde clos oblige à certaines fréquentations qui ne se produiraient pas au pays. Louis rencontre ainsi Max Larrigue, un personnage douteux mais beau parleur, qui vit « somptueusement » (il faut vraiment être haïtien pour accoler cet adverbe à l’évocation d’un salaire d’institutrice !) grâce à Viviane Ronan, une jolie métisse « fraîchement diplômée ». Cette histoire finira tragiquement.  

Solitude et mirages

Mais Louis est surtout l’ami de Régis, c’est encore un personnage alexisien, qui rappelle par bien des aspects, le propre frère de Louis, le docteur Sylvain. Régis est également médecin et très actif au plan politique. Il a appris la méfiance et la prudence. Il se confie peu, « harcelé par ses responsabilités », il se réfugie dans ses rêves. Il rêve beaucoup et croit même « expier ses fautes par d’innombrables cauchemars »(p.37). Il finira par rejoindre son pays mais, même s’il a beaucoup rêvé, il finit par se heurter à la réalité : il n’a rien à voir avec les paysans, il ne les connaît pas, il a bâti ses certitudes politiques d’après des textes et des discussions, il n’est pas un homme de terrain.
« Il ne se sentait plus de connivence avec ce monde toujours enclin à l’abandon de son propre destin entre les mains des puissances invisibles. » (p.161)
              Il revient à Port-au-Prince et écrit des articles violents. Ses amis sont assassinés et lui-même est abattu dans la rue.
Alors qu’« effacer son origine, tisser son destin dans celui d’un autre peuple est une tâche impossible » (p.85), Louis va essayer, même si le simple serveur de bistrot se permet de l’humilier (p.87), même s’il se sent lentement et inexorablement « dépossédé de son passé » et que « les images d’Haïti ne lui apparaissent qu’en rêve », que « les paysages de son enfance s’estompent ». De temps en temps, le désespoir le gagne « je me suis suicidé plusieurs fois en songe. Voilà toute la tonalité de mes rêves et de mes heures de veille. ». Louis s’accroche à sa négritude intime, il s’en fait un bouclier. Il redevient un Tomas d’Haïti tel que les aime Jacques-Stephen Alexis.
« Cette nuit-là, Louis fit un songe : un nègre de fière allure aux dents écarlates, un mouchoir autour de chacun de ses poignets, ceignit sa tête d’un foulard vermillon, puis brandit devant lui un drapeau en fumant un cigare et lui réclama du rhum selon la formule consacrée ‘grainne mrèn frètt’ ; l’homme posa sur la table de travail, à côté du crucifix, un triangle équilatéral, s’écriant : ‘Ce que tu es tient ce que tu hais’ »

Les sources et le retour
              Le vodou se fait donc refuge et Vortex se laisse porter par ses rêveries. Comme un enfant, il se sent animé, exalté par une vision : « ne plus exister pour une communauté réduite et pour la simple survie de sa famille mais pour toute une république et pour tout un peuple », il appartient « à un foyer d’insoumis, d’hommes libres, de conquérants et de libérateurs ».
« Ses rêves qui jusque-là balbutiaient allaient se cristalliser dans une grande aventure palpable : l’organisation de la lutte pour libérer son pays, pour en finir avec le despotisme… » (p.96)
              Louis, définitivement emporté, se voit « déjà menant victorieusement ses compagnons à l’assaut du pouvoir, avec l’assurance de Dessalines proclamant l’indépendance ». Mais il se rappelle à temps l’existence d’un prédécesseur, Toussaint-Louverture, et que « toutes les causes exigent un martyr pour progresser ».
« Un frisson l’obligea à modérer sa fougue de révolutionnaire potentiel, le décontenança, désarma sa fureur. »
              N’est pas Sylvain qui veut. Louis se rendra en Suisse pour écouter un responsable de l’Union Internationale des Étudiants, Raymond Dussert, et ainsi « entendre une nouvelle version de la situation » (p.137), à la fin de l’entrevue, il pourrait devenir responsable pour toute l’Amérique. Voilà Louis près de son but, et pourtant, il n’en fera rien. A la chute du dictateur, c’est Régis qui rentrera en Haïti. Pour y mourir. Inutilement. L’enthousiasme de Louis est vaincu, il accepte l’exil définitif, il ne retournera sans doute jamais en Haïti. Il fait venir sa femme Myriam et ses enfants à Paris, malgré l’aveu fait dans une lettre explicitant pour une part son rêve vodou récurrent :
« …me voici sur le chemin du retour vers ce que je suis, qui tient plus que ce que je hais. […] Je veux renaître en vous retrouvant, toi et les enfants.
J’ai trouvé en France non pas le mépris et l’indifférence mais […] l’inexistence essentielle. »
     Régis, l’homme d’action rêveur, mort assassiné, Louis doit se contenter d’une Haïti imaginée sur la base de souvenirs de jeunesse, d’un territoire toujours en jachères de rêve.
« L’optimisme du rêve le berçait, une douce euphorie l’habitait au point qu’il confia un jour au père Cyprien : l’impossible aussi répond à l’appel pourvu qu’on y croie très fort. »
          Alors seulement, « l’exil cesserait d’être stérile, figé, étrangement inamical et froid ». Cette image de l’exil brossée dans ce roman de la réminiscence et du déracinement, cette métaphore d’une île violente, saccagée, incurablement vouée au malheur, ne s’arrête pas seulement à la géographie d’Haïti, mais concerne plus largement beaucoup de pays de cette Amérique baptisée latine.                      
MORBRAZ


Jacmel au crépuscule de Jean Métellus

Né le 30 avril 1937 à Jacmel (Haïti) où il effectue des études secondaires. Études de Médecine à la faculté de Médecine de Paris. Docteur en médecine en 1970 ; docteur en linguistique en 1975. Médecin des Hôpitaux de Paris, spécialiste qualifié en neurologie. Auteur de nombreuses communications scientifiques à des Sociétés savantes. Président du G.R.A.A.L. (Groupe de Recherches sur les Apprentissages et les Altérations du Langage). Professeur au Collège de Médecine des Hôpitaux de Paris. Président des Journées d'Orthophonie dans le cadre des Entretiens de Bichat ( depuis 1991). Membre actif de l'Académie des Sciences de New York (depuis août 1995).En 2006, il a reçu le Grand Prix international de Poésie de Langue Française Léopold Sédar Senghor, pour l'ensemble de son œuvre et en 2007, le Grand Prix de Poésie de la Société des Gens de Lettres, pour l'ensemble de son œuvre. 
 
Jean Métellus avec Rodney Saint-Éloi, Ouessant, 2004. Photo PhB
Jacmel au Crépuscule, Jean Métellus, NRF Gallimard,

Le premier roman de Jean Métellus que nous allons ouvrir est Jacmel au Crépuscule. Le prologue de ce roman est un poème dont le thème est Jacmel, ville natale de l’auteur, une Jacmel personnifiée, éclairée de rêves et alourdie de cauchemars.
Une fatalité du déclin
                        Métellus entraîne le lecteur vers la singularité de cette culture haïtienne, lui fait découvrir les spasmes et les convulsions de son histoire à travers une chronique, rapportée par Lériné (« je suis une sorte de confesseur et de révélateur » p.26), qu’il situe au milieu des années cinquante. On peut lire ce roman comme une métaphore de la fatalité. Charles Pisquette, ancien « bœuf-chaîne » (homme de peine) dès l’âge de douze ans, homme du peuple débrouillard et curieux –il a appris à lire et à écrire- a la chance de gagner vingt mille dollars à la loterie. Il en fait profiter Ninette, une bonne fille (victime du pasteur, professeur au lycée « qui connaissait la Bible sur le bout des doigts et […] enseignait la rigueur, mais peuplait la ville de ses rejetons »p.29) qui est restée stérile après avoir avorté. Par solidarité avec Ninette, il se convertit au catholicisme et promet à sa maîtresse qu’elle se vengera. Pisquette ne peut l’épouser puisqu’elle ne peut pas avoir d’enfant, en revanche il s’engage à lui conserver son amitié et à la protéger. Il lui achète une maison et un commerce, il acquiert « deux fermes à Saint-Antoine, une autre à la vallée de Jacmel, deux camions qu’il confia à d’anciens collègues » et, pour lui, « une maison en ciment à Jacmel même ». C’est le début d’une ascension prometteuse.
De son côté,Ninette prospère dans son commerce à tel point que la ville l’appelle maintenant Gros Nina. Elle a « fait une concurrence inimaginable aux bourgeois du Bel-Air » (p.93), puis elle a intelligemment bifurqué vers la médecine grâce à sa science des plantes, « un don de famille » (p.93). Elle a même sauvé la fille d’un notable local sans demander de rétribution mais en a obtenu, par la suite, de solides appuis pour l’extension de ses activités commerciales. De plus, elle concocte des potions secrètes auprès desquelles le Viagra semble n’être qu’une plaisanterie (pp.94-98)… elle acquiert de ce fait une indéniable « influence dans la vie politique jacmélienne », et cette science naturelle des plantes fascinera d’ailleurs le docteur Puissant qui lui enverra certains patients. En fait, tous les protagonistes de ce roman forment la congrégation de la classe moyenne en Haïti, la focalisation s’en opère à partir de Pisquette, ex-homme du peuple, homme enrichi, certes, mais jamais dupe. Il se sent la goutte d’huile qui flotte sur l’eau. Et il est le témoin clairvoyant du jeu théâtral que les autres lui jouent.

Petites gens, petits rêves
                        Le mariage de l’opulent Charles Pisquette avec Marie-Thérèse Cardinus (pourtant simple fille de sacristain) réunit tout ce que le microcosme jacmélien peut rassembler d’intellectuels et tous les journaux importants en Haïti relatent cet événement. Suit une description minutieuse des invités qui se déploie en paragraphes successifs en une litanie ironique de rêves petits-bourgeois qui s’égrène. Tous se demandent secrètement comment obtenir de l’argent de Pisquette.
Ce qui gêne les bourgeois qui le fréquentent pour en tirer profit, c’est d’abord son « ascendance modeste », ensuite le fait qu’il ait épousé une femme elle aussi issue d’une famille très simple, qu’il ne manifeste aucunement la volonté de se montrer en qualité de bourgeois lui-même alors qu’il en a largement les moyens financiers, enfin qu’il ne se soit pas laissé influencer par un potentat local sur le point de faire faillite, qui voulait lui faire épouser sa fille, Jocelyne Boréol. Pisquette, à son humble façon, se montre donc un homme libre. Ses rêves sont simples et il les choisit dans la gamme du réalisme. D’ailleurs son Haïti est celle des cartes postales
« Au loin la mer fêtait ce nouveau jour dans ses draps bleus ; et ses cheveux ébouriffés giflaient les crêtes des rochers et s’abîmaient sur les plages, émerveillant les amants, abreuvant le sable et dialoguant avec les cocotiers et les palmiers, tandis que les pêcheurs se délassaient à l’ombre des vœux vannés de leurs rêves sifflés. » (p.190)

Vodou et mauvais augure
                        Mais la réussite des uns provoque immanquablement la jalousie des autres. Un personnage, pourtant, a gardé intacte sa relation avec la nature, une femme qui a su sauvegarder des rapports étroits avec la terre, c’est la mère de Pisquette. Et elle rêve. Et son rêve n’est pas bon.
« Depuis deux mois la mère de Pisquette était inquiète. Elle avait vu en songe un arbre immense, d’une envergure monstrueuse. Son tronc, disait-elle, était plus large que deux maisons. […] L’arbre se dressait, masse de feuillage étonnante, au milieu d’un immense carrefour. Ses racines effrayantes couraient sur la terre qu’elles veinaient. »(p.265)
                        La vieille femme raconte à qui veut l’entendre qu’elle voit sous cet arbre des enfants qui jouent et des adultes qui discutent. Elle reconnaît au milieu d’eux Pisquette et sa femme. Elle décrit l’arbre à plusieurs personnes, il n’y a pas de doute, c’est un « mapou-zombi » (le mapou-zombi est une sorte de baobab, arbre typiquement africain qui abrite logiquement les dieux du vodou, à ne pas confondre avec le mapou banal qui n’est qu’un fromager).
                        « Allez voir à Meyer si ça ressemble à votre rêve. » lui conseille-t-on.
La vieille femme se laissera obséder par ce songe difficile à décrypter. Or, Pisquette a un accident de cheval le jour-même où Marie-Thérèse met au monde ses deux jumeaux Toussaint et Christophe, mais tout semble bien se passer, Pisquette se remet et les bébés sont bien portants. Toutefois le rêve va à nouveau s’imposer et Lériné aidera Mme Pisquette à voir clair dans le message. Charles Pisquette, pris dans la tourmente de la chute de Magloire, sera dénoncé par des envieux, emprisonné à Port-au-Prince et étrangement sauvé par l’intervention de Me Barthoux. Pisquette a été arrêté à l’Hôtel du Grand Arbre. Et il est soigné un peu plus tard à l’Hôtel Carrefour… le rêve avait donc bel et bien un sens prémonitoire, mais c’est Pisquette tout seul qui s’est débattu « dans les cactus du cauchemar, dans les bras de la fumée, dans la rouille du rêve » (p.330). Un autre personnage accède alors à une sorte de rédemption au cours d’une discussion à la fois philosophique et politique avec son fils Justin, c’est Me Barthoux. Lui, refuse de sonder les mystères des rêves, il est devenu trop cartésien, mais sa mère lui avait dit « de faire très attention à [ses] songes »
Et Barthoux accroche son rêve à un sujet solide, Dessalines. Le Père qu’il n’aurait pas fallu tuer…
MORBRAZ

 

samedi 6 mars 2010

Haïti chérie d'Hans-Christoph Buch, une piste allemande

Une piste allemande
Buch, Hans Christoph, romancier et essayiste, est né en 1944 à Wetzlar (Allemagne). Il a enseigné dans de nombreuses universités aux USA, en Argentine, à Cuba et présenté des conférences dans les Instituts Goethe d’Afrique Occidentale, d’Amériques, d’Inde et de Chine. Il est également reporter de guerre pour l’hebdomadaire Die Zeit et couvre ainsi les conflits en Afrique, en Asie et en Europe. Ses fréquents séjours en Haïti ont inspiré certains de ses romans : Le mariage de Port-au-Prince (Grasset, 1986), Haïti Chérie (Grasset, 1990), Amiral Zombie ou le retour de Christophe Colomb (Grasset, 1993). Sa dernière publication chez Grasset date de janvier 2006 : Ombres dansantes ou le zombie c’est moi. Nous nous intéressons aujourd’hui à

Haïti chérie, Hans Christoph Buch, éditions Grasset, 1990.

Hans Christoph Buch fait incontestablement partie de la tribu des écrivains contaminés par Haïti, mais il y a chez lui un détail particulier : une branche de sa famille est d’origine haïtienne. Dans ce roman, l’écrivain s’efface derrière un narrateur lui-même confident d’une certaine Madame Erzulie Fréda Dahomey, dite Maîtresse Erzulie, Vénus du panthéon vodou. On la connaît aussi sous les appellations suivantes : Erzulie Dantor ou Erzulie Zés Rouge, Erzulie aux yeux rouges. C’est à l’évidence une maîtresse-femme, éternelle survivante, et elle s’empare d’emblée du récit dans le « Prologue ». Elle en profite –c’est tout de même son métier- pour mettre la main sur le lecteur qu’elle n’envisage que mâle : « Viens donc avec moi, cher lecteur, tu ne t’en plaindras pas, j’ai déjà connu ton père, j’exerce le plus vieux métier du monde… »

                        Hugo Pratt, le célèbre créateur de Corto Maltese a également utilisé ce personnage d’inquiétante déesse de l’Amour sous le nom de Bouche-Dorée dans une aventure de son héros située entre Haïti et Brésil, L’aigle du Brésil.

                        À partir de la déesse Erzulie, Buch va décliner une baroque allégorie d’Haïti. Le roman est découpé en deux « livres », le premier comprend « les récits de ma tante Erzulie », le second « les seigneurs des ténèbres ». Erzulie retrace une chronique historique tout au long d’une vaste fresque dans laquelle elle mêle les trois cultures américaine, africaine et européenne dont elle est « l’héritière légitime »
« dans mes veines coule du sang rouge, noir et blanc, j’ai des ancêtres espagnols et français, sarrasins et normands, allemands et juifs, africains et indiens. »
Elle va jusqu’à battre le rappel des Vikings qui avaient découvert le continent américain avant les Espagnols et même des marins irlandais qui auraient devancé les Vikings. Cette prostituée éternelle traverse en riant les siècles et visite tous les continents, mais c’est sous l’apparence d’une esclave qu’elle rend compte de l’asservissement du peuple haïtien. Elle se glisse aussi dans les lits de tous les dirigeants du pays et nous relate les anecdotes du pouvoir, ironisant dans un style ricochant entre Voici et Points de vue et Images du monde
 HC Buch à Port au Prince 2007  Photo Ph. Bernard
Avatars d’une Vénus noire
                        Erzulie revendique la maternité des décisions du citoyen Sonthonax. C’est elle, en effet, qui le téléguidait après l’avoir happé dans son piège favori : son lit. Puis, elle a confectionné un ouanga, une petite poupée à l’effigie de son amant, cachée sous le lit, et à laquelle elle fait symboliquement ingurgiter chaque jour une mixture que d’aucuns qualifieraient d’infernale. Mais la liberté des Nègres d’Haïti est à ce prix. L’art narratif de Hans Christoph Buch se fait parfaitement haïtien, le lecteur oublie l’auteur ; de plus, celui qui apprécie la littérature romanesque haïtienne, et qui trouverait ce roman dépourvu de couverture et d’un quelconque indice serait persuadé d’être en présence d’un livre indigène. Le merveilleux humecte légèrement le récit, ni trop, ni trop peu ; c’est le tour de force d’un cuisinier étranger qui se lance dans la confection d’un plat local pour le faire déguster de façon anonyme à des habitués du restaurant. Et les clients sont satisfaits. C’est la prouesse de Buch. Un personnage peut se retrouver à l’intérieur d’une guillotine en compagnie d’un oiseau nu ; errer dans un labyrinthe jusqu’à trouver la sortie de la guillotine : un palais de cristal inondé d’une lumière éblouissante ; rencontrer aussitôt la Reine de la Nuit qui n’est autre que Maman Clélie, une hounsie décapitée pour s’être livrée à des pratiques superstitieuses ; se transformer en bouc couché sur un drapeau tricolore ; entendre l’oiseau nu trompetter qu’un sang impur abreuve nos sillons et applaudir frénétiquement de ses ailes mutilées ; et si un crocodile affamé avale d’un coup une hostie trempée dans l’opium… le lecteur trouvera tout cela « normal » : toute frontière entre rêve et réalité est abolie. Sous l’architecture des mots, liberté d’imaginer.
                        La tante Erzulie va aussi faire du remue-ménage à la Nouvelle-Orleans, s’occuper des mystères de Paris et de Londres ; c’est une infatigable voyageuse. Ces portions de l’Histoire ne peuvent en effet laisser Haïti indifférente, mais la focalisation a changé. L’Histoire n’est plus blanche, elle est perçue et relatée par une Noire. Et déesse de surcroît. Elle émaille souvent ses récits de citations latines : la culture dite classique appartient à tous ceux qui se l’approprient. Elle s’amusera énormément à souffler, dans une autre vie, des idées à Karl Marx, des accords au jazz, des techniques aux cubistes et même insuffler quelques graines de génie supplémentaire à un encore inconnu Picasso. Dans un ultime dérapage qui noiera de poussière cette première partie, elle sera Eva Braun (brune ? négresse ?). Elle aura donc beaucoup appris en matière de folie.

                        Pour la seconde partie, « Les seigneurs des ténèbres », Erzulie préfère s’évaporer. Elle se résorbe jusqu’à n’être plus qu’un œil, narrateur omniscient, caméra de notre imaginaire. Elle quitte son territoire taillé dans la subjectivité pour se replier dans un lieu autre, celui d’une impuissante objectivité. L’amour et ses palpitations ne peuvent plus opérer leurs charmes. C’est un long et lent voyage en Papadocratie. Et si les romanciers haïtiens ont largement traité cette période monstrueuse, Hans Christoph Buch parsème son récit de nombreuses anecdotes où l’ironie la plus noire pimente la narration. Mais le lecteur referme le livre rasséréné, Erzulie nous assure que « Papa Doc ne reviendra jamais à Haïti, le Diable le fait cuire à petit feu dans le cercle le plus profond de l’enfer, réservé aux dictateurs latino-américains ». (p.241)

                        Le conte se termine dans les rires, par les recettes de cuisine de la Tante Erzulie, Aphrodite callipyge un instant travestie en onctueuse Bonne-Maman  par la grâce goguenarde d’un carnaval devenu perpétuel. Même si l’humour de la gastronome se teinte parfois de la noirceur du cauchemar, le lecteur gourmand apprend rêveusement à cuisiner à la manière Kalinago (ou cannibale) au choix, un « Espagnol dans des feuilles de bananier », recette qui présente l’avantage de combiner différents ingrédients : européen (l’Espagnol), américains (maïs et manioc) et africain (bananes) ; une « Tête de veau à la Reine Marie-Antoinette » à base de tête d’aristocrate fraîchement décapité ; « Rôti de viande marinée à la Karl Marx » au fumet de soldats leucodermes et enfin un revigorant « Tonton-Macoute flambé en sauce caoutchouc », ne perdant jamais de vue toutefois que la vengeance est un plat qui se déguste froid. 
MORBRAZ

mercredi 3 mars 2010

Haïti Dieu seul me voit, Najman se cache derrière son stylo...

Haïti, Dieu seul me voit, Charles Najman, éditions Balland, collection Le Nadir, en 1995.

      Et dans notre série consacrée à la littérature haïtienne, « les écrivains d’Ailleurs », c’est Charles Najman qui prend le relais : journaliste de presse écrite (Le Monde) et réalisateur pour la télévision (Arte, France 3, La Sept…), puis pour le cinéma Les illuminations de Mme Nerval (1999), Royal Bonbon (Prix Jean Vigo 2002), en 2004 il réalise un important documentaire : Haïti, la fin des Chimères ?
     Mais le livre dont je veux parler ici est un récit très touffu et extraordinairement documenté : Haïti, Dieu seul me voit. C’est le vodou qui va lui servir de guide pour une traversée tumultueuse de l’histoire d’Haïti. Rien de convenu dans son ouvrage, il badigeonne au contraire de couleurs violentes l’image macabre que cette religion véhicule encore dans l’imaginaire européen. Son écriture calque artistement «la cohue, la pagaille, le bordel haïtien, ce mélange anarchique de ruse, de rire, d’insubordination et de détresse» (p.8). Najman est -littéralement- possédé par son sujet, on songe immédiatement, à le lire, au chevauchement du possédé par son loa. Mais il demeure toujours conscient des échos littéraires qui lient Haïti à la France et à toute la Caraïbe. Fraternisent ainsi le Victor Hugo de Bug-Jargal et le Césaire de La tragédie du roi Christophe, le Carpentier du Royaume de ce monde et le Kleist des Fiancés de Saint-Domingue
     Najman s’emporte et nous entraîne à sa suite dans une avalanche d’anecdotes qui rendent à merveille l’atmosphère haïtienne. Il aime le célèbre hôtel Oloffson, « c’est pour moi un luxe inouï, un privilège unique d’occuper seul cet hôtel aux accents mythiques » ; mais il se moque en même temps gentiment des journalistes en mal de copie « choc » qui  viendront y séjourner comme dans un bastion. Il est certain que Frankétienne doit considérer Najman comme un écrivain spiraliste, le tourbillon de sa trajectoire ne cesse de rebondir d’un sujet à l’autre, effleurant les uns, décortiquant les autres, revenant sans cesse butiner dans des lieux cent fois visités, mettant brusquement en lumière un aspect d’analyse pour le laisser dériver à nouveau dans l’ombre. Comme une boulimie d’images. Pour lui, c’est la peinture qui manifeste le mieux l’âme haïtienne

« Les conditions misérables dans lesquelles vit la population haïtienne sont si tragiques que pour y échapper, il lui faut basculer, fuir dans l’imaginaire inépuisable des rites du vaudou. La peinture a été le moyen qu’a pris le peuple pour se reconnaître. Avec un peu de couleur et une surface plate, les Haïtiens ont fait éclater les carcans. La peinture est ici un phénomène incomparable. » (p.22)

     Pour l’amateur européen, la peinture haïtienne est de facto « naïve », Najman interroge de nombreux peintres pour éradiquer ce mythe blanc une fois de plus réducteur. L’un d’eux profère d’ailleurs un constat à méditer
     « Ma peinture s’intéresse à l’invisible. »
     Faut-il vraiment être haïtien pour voir l’invisible ? Et le rendre avec des pinceaux ? Tout devient sujet d’insurrection pour l’enquêteur enfiévré, il s’élève contre la tentative de « folklorisation » du vodou par les élites dirigeantes, contre la « pétrification de l’identité des pauvres », la corruption de la valeur du rêve à seule fin de le téléguider vers les biens de consommation encore plus superflus dans un tel pays, la virulence toujours active d’un capitalisme à la Zola, les machinations sournoises des sectes états-uniennes déguisées en amies-du-peuple, la fascination du dollar, bref : Najman est amoureux d’Haïti, il est un mutant plus haïtien que s’il était né natif de l’Artibonite

« […] perdu au fond d’un bidonville, je ressens soudain l’étreinte d’un pays disparu. Haïti est « une France aux cheveux crépus », « une greffe de parisianisme sur la barbarie africaine » disaient les américains au début de ce siècle. Ils ne croyaient peut- être pas aussi bien dire… Quant à moi, c’est cette France-là que j’ai définitivement adoptée. » (p.52)

     Ce qui est particulièrement intéressant dans l’écriture de cet épidermique, c’est qu’elle montre clairement les propres fluctuations du peuple haïtien ; ainsi l’on sent bien la fascination voilée qu’exerce sur lui le personnage d’Aristide lors de l’interview qui lui est accordée. Nous sommes donc au début de l’année 1991, Najman relate, page 57, le coup d’état du duvaliériste Lafontant (6 janvier). Aristide sortant vainqueur de cet épisode, son aura personnelle s’en trouve singulièrement augmentée. De plus, l’élite intellectuelle port-au-princienne déteste ce petit curé parvenu au faîte de l’État. Si l’on applique le mécanisme du syllogisme, Najman se méfiant de l’élite manifestera donc d’autant plus de sympathie pour Titid.

     Si l’histoire du pays l’émerveille, il doit, pour se sentir totalement adopté, subir l’expérience de la possession vodoue. Dans la partie intitulée « À la recherche de Bois- Caïman », il nous raconte cette aventure dans laquelle il voulait d’abord se montrer discret mais il entra « finalement à l’intérieur du sanctuaire comme un éléphant dans un magasin de porcelaine vodoue… ». Haïtien d’adoption, Najman se laisse entraîner dans la danse rituelle tout en restant conscient « de l’incongruité de notre gesticulation » (p.167). Mais finalement, le résultat recherché se fait sentir
« J’ai l’impression de vivre ce que chacun a sans doute un jour rêvé : éprouver le sentiment d’une puissance inconnue… »
     Cette première expérience sera suivie d’autres qui lui feront gravir peu à peu les échelons. Il aura même l’honneur de devenir un instant le confident d’un puissant vieillard qui se joint brusquement à une procession organisée par une prêtresse célèbre, Manbo Inan. Au creux d’une forêt, « fragment d’utopie caraïbe dans le désert de l’Artibonite », la procession atteint une boucle de rivière et Najman assiste « médusé à la transformation spectaculaire d’un vieillard en poisson. Il semble flotter dans un rêve liquide.[…] Puis, ouvrant et fermant la bouche comme un poisson hors de son élément, il se jette dans la rivière. À présent, ses bras sont tantôt nageoires, tantôt ailes de papillon. Son visage extatique prend l’éclat particulier d’un ange du hasard touché par la grâce » (p.175).
     Le nouvel initié se rend parfaitement compte que ses « réflexes occidentaux ne répondent pas à la situation » mais il mesure également la distance qui protège le vodou de toute attaque d’un pouvoir politique quelconque : « Quant à Aristide, aussi populaire soit-il, son autorité s’arrête à la porte du sanctuaire. Ici, l’État est tout simplement absent ». Et Najman prend plaisir à nous représenter diverses expériences comme celle du voyage sous l’eau de la demoiselle D.D. Magritte : un an d’apnée et une réapparition rien moins que miraculeuse. On se souvient ici d’une expérience similaire vécue par le personnage d’Hortense dans Mère-Solitude d’Émile Ollivier.
Charles Najman avec Dominique Batraville à Port au Prince, 2007

     Najman va s’aventurer très loin en territoire onirique, jusqu’aux limites définies par Frankétienne comme « les parapets de la folie ». Il revisitera la période de la Révolution française et, dans «un énorme délire syncrétique», il mêlera Baron Samedi et Camille Desmoulins… il opposera Sonthonax aux «aristocrates de l’épiderme»… il suggèrera «la présence clandestine en Haïti de Louis XVII, le Dauphin du roi Louis XVI»… il agitera furieusement le bouillon des préjugés de couleur en tenant à la main le brûlot de Frantz Fanon Peau noire masques blancs… il secouera l’arbre des certitudes : «pendant que les Noirs songent à une Afrique imaginaire, les mulâtres rêvent à une France mythique»… il ressuscitera un scénario d’Eisenstein consacré à Dessalines, Le consul noir… il célèbrera les Polonais négrifiés par Dessalines pour avoir refusé l’ordre de Leclerc de massacrer six cents Noirs captifs à Cazale… Najman s’enthousiasme, il magnifie son pays… il voit, bien sûr, «le malheur béant», mais il croit surtout en « une vitalité intacte».
MORBRAZ

mardi 2 mars 2010

La passe du vent, d'Éric Sarner, une enquête rêveuse

La Passe du Vent, une histoire haïtienne, d’Éric Sarner, éditions Payot & Rivages, Collection « Voyageurs Payot » (1994). 

Un mot d’abord sur Éric Sarner. Il est écrivain mais aussi poète et homme de télévision, on lui doit entre autres Monos, 1971 ; Beyrouth, Beyrouth à vif, 1985 ; Jazz Encre, 1988 et Mourir place Tian An Men chez Orban, 1990. Son dernier livre est Sur la route 66, petites fictions d’Amérique, paru en 2009 chez Hoëbeke. Autres talents : artiste plasticien et documentariste.
Mais je le place ici en continuateur de Michel Séonnet et son Jacques Stephen Alexis. Rappelons-nous en effet le coup de pied au cul final tout droit jailli des contes africains, et ouvrons La Passe du Vent à la dernière page :
« Sé sa m’tal wè yo ban’qm yon ti kout piyé m’vin tonbe jouk isit rakonte nous sa »  « C’est ce dont j’ai été témoin. D’un coup de pied, on m’a envoyé ici pour vous en faire le récit. » (p.244)
…comme un air de fraternité.

Une enquête rêveuse
  La Passe du Vent, c’est le nom qu’on a donné au détroit qui sépare Cuba d’Haïti. C’est -croit-on savoir- sur cette côte que s’amarrèrent les navires de Christophe Colomb, le 6 décembre 1492. Sarner enquête, comme Michel Séonnet, sur la disparition de Jacques Stephen Alexis. Son fil d’Ariane sera le merveilleux haïtien qu’il suivra pour sa traversée curieuse de l’univers dont il ne cesse de percevoir, en tant qu’homme blanc, que l’aspect irrationnel. C’est justement cette vision du monde qui l’attire et l’entraîne. Un monde en équilibre instable entre Amérique et Afrique dans lequel, dit-il, « l’histoire a toujours eu les mains tachées de sang ». On sent l’écrivain fasciné, pourtant toujours en garde. La première magie qu’il capte et renvoie est celle du créole, langue qui épouse parfaitement les modulations de l’imaginaire caraïbe
« La langue créole travaille comme le rêve. Elle contracte les mots, les agrège, fait rouler les sens les uns sur les autres. » (p.49)

                        Si Sarner est écrivain, il est d’abord un lecteur, un lecteur toujours prêt à se laisser séduire. Il vient en Haïti suite au malaise ressenti à la lecture de la courte biographie de Jacques Stephen Alexis en pages de garde de ses trois ouvrages réédités chez Gallimard dans la collection « L’Imaginaire » (p.18).
« Triste mort, drôle de mort. Les mots d’Alexis m’avaient en quelque sorte annoncé la Caraïbe, et le mystère de sa disparition annoncé Haïti, ses cris et ses silences toujours convulsifs ».
Sarner est un voyageur, et il ressent, concentrées  en Haïti, des impressions de peurs légères déjà glanées à Istanbul, Bangkok ou Colombo. Son enquête rêveuse est prétexte à un voyage de découverte de l’île ; le récit se déroule, piqueté de citations, voire de passages entiers, extraits d’œuvres haïtiennes, Sarner envoie des flashes sur des pans d’histoire qu’il monte comme un film documentaire vif et précis. Après une rencontre avec Andrée, la seconde femme d’Alexis, on le suit dans une cérémonie vodoue mais c’est dans l’évocation de l’aventure de Faustin Wirkus que Sarner exulte vraiment. Il lui consacre d’ailleurs seize pages (pp.209-225) qu’il termine par l’assèchement radical d’une bouteille de rhum Barbancourt cinq étoiles. Lentement, lui aussi s’est glissé dans la peau d’un griot
« Tu ne crois pas à cette histoire, lecteur, tu doutes ? Et quand bien même elle serait inventée, parlerais-tu de mensonge ? Écoute encore… » (p.220)
Et nous écoutons.

MORBRAZ




Jacques Stephen Alexis ou « Le voyage vers la lune de la belle amour humaine », de Michel Séonnet, chez Archéoptéryx, Éditions Pierres Hérétiques, Toulouse, 1983.

Le « compose » et l’hymne au Soleil
 Ce livre étrange paru en 1983, Jacques Stephen Alexis ou « Le voyage vers la lune de la belle amour humaine » se présente, à mon sens, comme le prototype d’une « écriture haïtianisée ». Cette singularité n’a d’ailleurs pas échappé à Frankétienne, qui, à sa manière, y fait référence dans D’un pur silence inextinguible, premier mouvement des Métamorphoses de l’Oiseau schizophone, autoédition de Frankétienne, Port au Prince, 1976, (p.75) :
«Dans le voyage des pierres rituelles vers le pays des lunes hérétiques,
le ciseleur de métaphores sculpta le visage de la Belle Amour Humaine.
Alexé de merveilles, il traversa joyeusement la virtualité vertigineuse des faux miroirs.» (p.75)

     En effet, Séonnet se glisse dans la peau d’un
«compose» ou d’un «simidor», tireur de contes, collègue en Caraïbe du griot africain. Alexis, dans son Romancero aux étoiles, avait déjà confié le flot de la parole  au neveu et disciple du « Prince des composes », le Vieux Vent Caraïbe. À lui maintenant de « rivaliser d’invention » en s’inspirant des contes et mythes haïtiens pour redonner vie aux personnages créés par Jacques Stephen. Séonnet va convoquer une foule de témoins pour célébrer la grandeur de son maître-écrivain. Il va créer un livre-conte dans la grande tradition orale, un flot de poésie parlée, chargé de la fantaisie surnaturelle du réel-merveilleux, piqueté d’humour, pailleté d’amour, entrelacé de rêves, émerveillant les petits, humectant la paupière des anciens, fixant sur la pellicule de notre imaginaire le charme d’un cliché d’une Haïti onirique. Quatre longues veillées seront nécessaires à l’évocation : « Naissances », « Exils », « Retours » et « Haïti, enfin ? » avec ce néfaste point d’interrogation qui demeure comme une plaie qui ne veut pas cicatriser. La dernière question de cette ultime veillée : « Mort où est ta naissance ? » paraphrase d’une part le titre d’un roman de l’académicien, historien français du christianisme Daniel-Rops, mais surtout la question existentielle proférée par l’apôtre Paul dans sa première « lettre aux Corinthiens » (15-55) : « Mort où est ta victoire? ». Le « Compose », fort versé en art de syncrétisme, jongle ainsi très habilement  avec les pages du Livre qu’il soumet à la frénésie des tambours, à la transe des danses, au sang versé du coq.

     Mais revenons sur ce que j’annonçais comme une « écriture haïtianisée ». Michel Séonnet se coule à la perfection dans son personnage-narrateur : il en devient lui-même un « Toma d’Haïti », rural natif-natal dont le souvenir évoque l’enfance de Jacques Stephen dans l’Artibonite
« …Jacques Alexis adorait venir s’asseoir sur les genoux d’un vieux « compose » pour écouter les fameuses aventures de Bouqui et Malice.
Or, si les livres étaient écrits en  français, les contes, eux, étaient tirés dans notre langue d’esclaves, dans notre « vernaculaire » comme disent les gens savants. En créole, si vous préférez ! Le petit Jacques écoutait. Et dans ce qu’il écoutait, dans le bercement saccadé du vieux parler des nègres, il y avait toute la vigueur de notre terre, tous ses rêves, ses folies, ses chimères. Toute sa grandeur. Il y avait tout un imaginaire merveilleux dont il se délectait, une nourriture épicée dont le fumet était celui de notre peuple. » (p.36)

     Séonnet va jusqu’à épouser la particularité de l’écriture haïtienne reflétant si bien le senti du rêve qui veut que l’énonciation glisse abruptement du « je » au « il » pour un même personnage dans un balancement qui ressemble à un jeu. Au beau milieu du récit des aventures de Jacques Stephen en1960, entre Moscou, Pékin et La Havane, le récit lui échappe et c’est un participant à la veillée qui saisit le relais et incruste ses réflexions dans le fil du conte
« Alors ‘compose’, toujours aussi fier, maintenant ? Voyez, enfants, comme il a pâli ! Voyez comme sa belle assurance s’est envolée ! […] C’était vrai, le griot paraissait abattu. Ce n’était pas que la contradiction puisse dérouter un vieux hâbleur comme lui. » (p.150)

     Mais le « compose » se reprend. Il a encore beaucoup de choses à dire, de vérités enterrées à remettre en lumière, de doutes à éclaircir.

Chronique des trois morts annoncées
     Et il nous raconte uniment l’histoire reconstituée par les lambeaux recousus de phrases estompées, délavées, de mots évadés, de regards chargés, de larmes suffoquées, le dernier voyage du petit bateau (« s’appelait-il ‘Dieu Premier ?’ ») à travers la Passe du Vent en cette mi-avril 1961. Michel Séonnet nous rappelle Charles Adrien-Georges, Guy Béliard, Hubert Dupuis-Nouillé, Max Monroe, les compagnons d’Alexis pour cette ultime traversée entre Cuba et Haïti qui se terminera à côté du Môle Saint-Nicolas, sur la plage de Bombardopolis.
On n’aura plus jamais aucune nouvelle d’eux. « Absents » dira Duvalier.
«Comme toujours dans ces cas-là, on se demande « pourquoi » ? Pourquoi est-il mort ? Pourquoi a-t-il débarqué ? Et les réponses sont presque aussi différentes qu’il y a de bouches pour les prononcer.» (p.153)
     Mais assurément ce trop-plein de questions déborde, et le flot cherche une voie. Les circonstances historiques sont dans ce cas très complexes, les intérêts politiques se télescopent tous azimuts, les intérêts personnels ne sont pas en reste. Depuis la prise du pouvoir par Castro, beaucoup d’Haïtiens s’étaient réfugiés à Cuba. Certains y resteront très longtemps et même y occuperont des postes de professeurs à l’Université. Dès les premiers temps de la révolution cubaine, les autorités ont aidé les mouvements en lutte contre Duvalier. Il faut même colporter que le 13 août 1959, des Cubains avaient osé débarquer en Haïti… ils avaient tous été tués. Les désaccords entre les différentes factions haïtiennes étaient trop grands, rien ne pouvait se faire sans un élément rassembleur. Jacques Stephen Alexis a pu croire un instant être cet élément. Le groupe choisit le lieu de débarquement de façon très pragmatique : c’est l’endroit d’Haïti à la fois le plus proche des côtes cubaines, et très isolé. Or, dès leur débarquement, les macoutes les attendaient. « Ils avaient été prévenus ». Par qui ? Le « compose » laisse planer le doute. Et ce doute plane admirablement. Il évoque donc trois pistes qu’il nomme « les trois morts » (p.156).


    La première est due à une trahison : « à peine débarqués les cinq hommes furent arrêtés, battus, certains abattus immédiatement d’un coup de revolver dans la bouche, les autres ne recevant le coup de grâce que plus tard. […] En dehors des personnes fréquentées à Cuba, qui aurait pu être au courant de leur tentative ? Et à Cuba, qui aurait pu avoir intérêt à une telle trahison ? »  Bien sûr, on peut penser à de multiples cas de figure : un espion à la solde de Duvalier… une rivalité de personnes… « quelqu’un qui se serait senti humilié de voir un autre que lui prendre la tête de ce qui pouvait devenir une insurrection, quelqu’un qui se serait cru le Castro haïtien et qui n’aurait pas accepté qu’un autre lui prenne la place… »
 La brume se lève un peu sur la Passe du Vent. Mais Séonnet-le-« compose » ne se laisse pas entraîner
« Oh ! je vous vois, enfants toujours prêts à savourer quelque perfidie vengeresse ! Je vois vos bouches qui déjà s’apprêtent à demander un nom. Non ! N’insistez pas. Ce nom, vous ne l’aurez pas. Ne me forcez pas. Ma langue a déjà beaucoup de mal à retenir le fiel que l’hypothèse d’une telle trahison fait jaillir en guise de salive. »

     La deuxième mort viendrait d’une autre trahison ; on sait qu’Alexis avait obtenu une grosse somme en argent liquide (dont l’origine reste encore mystérieuse même si, refaisant le trajet de Jacques avant son retour à Cuba, on peut échafauder une hypothèse limpide…). Cet argent disparu en même temps que cet assassinat « expliquerait bien des silences et des versions touristiques à ce débarquement ». En temps de troubles politiques, en pleine guerre froide, « il n’est pas aventureux de penser que les belligérants sont prêts à bien des infamies… ». Et le « compose » de se lancer -semble-t-il avec peu de conviction- dans un récit de crime crapuleux. Le petit groupe de révolutionnaires déguisés sous des hardes de paysans, voulant progresser vers le sud et rejoindre l’Artibonite (où Alexis sent qu’il peut convaincre des villages de le suivre pour lancer son grand mouvement d’insurrection) rencontre un camion qui se dirige dans cette direction. L’un des hommes, voulant payer la cote-part du groupe aurait malencontreusement fait voir le magot. Cette version arrange beaucoup de monde…

     « La troisième mort a lieu à la prison de Port-au-Prince, à Fort-Dimanche. » Un prisonnier (un ami qui lui avait donné son passeport à cause de leur relative ressemblance) aurait reconnu Alexis par un interstice entre leurs cellules, mais l’homme est abominablement défiguré et le témoignage est peu sûr. De toutes façons, « le lendemain le prisonnier est emmené » et personne ne le reverra.

Trois morts donc. « Mais quels que fussent les derniers instants d’Alexis, quel que fût le lieu, le jour, l’heure, le verdict est le même : l’exil, encore une fois l’exil […], l’exil de celui qui est mort nulle part.»
Et le « compose » à nouveau se reprend, il se lève bien droit en Toma d’Haïti, il fait face à son auditoire, il sort la baguette magique du merveilleux. Rien de tout cela n’est arrivé. Tout le monde a droit au rêve
« Alors je vous dirai ceci, enfants prêts à pleurer, -car là est pour moi la vérité la plus irréfutable- Alexis est mort […] à bord du « Dieu Premier » ou dans le rêve de l’Églantine, qu’importe ; Alexis est mort en mer, dans l’eau tumultueuse des mers caraïbes : il n’y a que là où disparaître corps et biens ne condamne pas à l’exil éternel.
«Disparus en mer », vaut toute inscription funéraire. Le bateau est un tombeau, le plus parfait qui soit.»
     Mais quelle que soit la valeur de son histoire, le conte –pour le griot ou le « compose »- se termine toujours par la rituelle trajectoire d’un pied vers l’arrière-train du marqueur de parole. Séonnet ne faut pas à la tradition
« Voilà, enfants ! Cette fois c’est bien fini. Et si vous voulez savoir pourquoi je vous ai raconté tout cela, c’est parce que je suis allé voir des Grands Nègres très blancs pour leur demander pourquoi ils s’intéressaient autant à Jacques Stephen Alexis et que ces malotrus m’ont tous ensemble botté les fesses, si fort que je n’ai eu aucun mal à franchir l’océan et à arriver devant vous, enfants imaginaires d’une Haïti inconnue à ce jour, enfants nés d’un ventre que mes yeux, désespérément, voient toujours plat et bréhaigne. Allez dormir, enfants des rêves. Vous n’êtes pas encore nés. » (p.163)

     Voilà un livre magnifique, un bonheur de lecture, malheureusement épuisé, y aurait-il dans la salle un éditeur amateur de belles pages ? J’aurais au moins eu l’espace de poser cette question.
MORBRAZ