Louis Vortex de Jean Métellus, éditions Messidor, mars 1992.
Dans la saga des Vortex, Jean Métellus consacre un épisode romanesque entier à Louis Vortex. Ce sera le roman de l’exil
« La vie à l’étranger les lançait et les relançait sans cesse vers des rêves fanés, métamorphosait leur pseudo-liberté en douloureuse captivité. » (p.38)
Exil et agonie des rêves
Le lecteur rejoint alors la communauté haïtienne de Paris entre 1952 et 1956. Ce récit est ponctué d’une pathétique interrogation « Quand pourrai-je rentrer en Haïti ? ». Nadine a rencontré Louis et cette relation toute nouvelle suscite chez elle « une émotion teintée d’exotisme » après une bien fade adolescence entièrement passée dans les privations de la guerre. Ce qui la motive, c’est cet « attrait de la différence, le saut dans l’inconnu », elle qui décrit sa nature plutôt comme «équilibrée, logique et cartésienne» (qu’il faut sûrement lire comme un écho railleur -sans doute- au cri de Césaire dans le Cahier… : «Parce que nous vous haïssons vous et votre raison, nous nous réclamons de la démence précoce de la folie flamboyante du cannibalisme tenace»). Nadine perçoit Louis d’abord de manière extrêmement floue, comme un homme « originaire d’une île lointaine et déchirée », mais il incarne fortement « ses rêves d’évasion, d’aventure, en réaction contre l’avenir programmé depuis toujours par ses parents » (p.18), à défaut d’expérience, on se barde de clichés. Et une fois l’expérience vécue avec cet amant tropical, Nadine regrette « cet attachement à un étranger qu’une lettre, un télégramme ou un simple coup de téléphone pouvait rappeler dans son pays » et elle se repent de « s’être laissée entraîner dans un rêve sans issue ». Il faut dire que Louis est un fameux séducteur, un danseur hors pair, un charnel, un sensuel toujours en quête de femmes. D’ailleurs, la traque n’est guère compliquée, « elles lui courent toutes après », constate son ami Régis qui l’accuse gentiment d’en fréquenter trois en même temps. Louis rétorque qu’en Haïti, une seule suffirait.
L’exil confine. Les Haïtiens se regroupent et reconstituent un microcosme de leur île perdue. Ce monde clos oblige à certaines fréquentations qui ne se produiraient pas au pays. Louis rencontre ainsi Max Larrigue, un personnage douteux mais beau parleur, qui vit « somptueusement » (il faut vraiment être haïtien pour accoler cet adverbe à l’évocation d’un salaire d’institutrice !) grâce à Viviane Ronan, une jolie métisse « fraîchement diplômée ». Cette histoire finira tragiquement.
Solitude et mirages
Mais Louis est surtout l’ami de Régis, c’est encore un personnage alexisien, qui rappelle par bien des aspects, le propre frère de Louis, le docteur Sylvain. Régis est également médecin et très actif au plan politique. Il a appris la méfiance et la prudence. Il se confie peu, « harcelé par ses responsabilités », il se réfugie dans ses rêves. Il rêve beaucoup et croit même « expier ses fautes par d’innombrables cauchemars »(p.37). Il finira par rejoindre son pays mais, même s’il a beaucoup rêvé, il finit par se heurter à la réalité : il n’a rien à voir avec les paysans, il ne les connaît pas, il a bâti ses certitudes politiques d’après des textes et des discussions, il n’est pas un homme de terrain.
« Il ne se sentait plus de connivence avec ce monde toujours enclin à l’abandon de son propre destin entre les mains des puissances invisibles. » (p.161)
Il revient à Port-au-Prince et écrit des articles violents. Ses amis sont assassinés et lui-même est abattu dans la rue.
Alors qu’« effacer son origine, tisser son destin dans celui d’un autre peuple est une tâche impossible » (p.85), Louis va essayer, même si le simple serveur de bistrot se permet de l’humilier (p.87), même s’il se sent lentement et inexorablement « dépossédé de son passé » et que « les images d’Haïti ne lui apparaissent qu’en rêve », que « les paysages de son enfance s’estompent ». De temps en temps, le désespoir le gagne « je me suis suicidé plusieurs fois en songe. Voilà toute la tonalité de mes rêves et de mes heures de veille. ». Louis s’accroche à sa négritude intime, il s’en fait un bouclier. Il redevient un Tomas d’Haïti tel que les aime Jacques-Stephen Alexis.
« Cette nuit-là, Louis fit un songe : un nègre de fière allure aux dents écarlates, un mouchoir autour de chacun de ses poignets, ceignit sa tête d’un foulard vermillon, puis brandit devant lui un drapeau en fumant un cigare et lui réclama du rhum selon la formule consacrée ‘grainne mrèn frètt’ ; l’homme posa sur la table de travail, à côté du crucifix, un triangle équilatéral, s’écriant : ‘Ce que tu es tient ce que tu hais’ »
Les sources et le retour
Le vodou se fait donc refuge et Vortex se laisse porter par ses rêveries. Comme un enfant, il se sent animé, exalté par une vision : « ne plus exister pour une communauté réduite et pour la simple survie de sa famille mais pour toute une république et pour tout un peuple », il appartient « à un foyer d’insoumis, d’hommes libres, de conquérants et de libérateurs ».
« Ses rêves qui jusque-là balbutiaient allaient se cristalliser dans une grande aventure palpable : l’organisation de la lutte pour libérer son pays, pour en finir avec le despotisme… » (p.96)
Louis, définitivement emporté, se voit « déjà menant victorieusement ses compagnons à l’assaut du pouvoir, avec l’assurance de Dessalines proclamant l’indépendance ». Mais il se rappelle à temps l’existence d’un prédécesseur, Toussaint-Louverture, et que « toutes les causes exigent un martyr pour progresser ».
« Un frisson l’obligea à modérer sa fougue de révolutionnaire potentiel, le décontenança, désarma sa fureur. »
N’est pas Sylvain qui veut. Louis se rendra en Suisse pour écouter un responsable de l’Union Internationale des Étudiants, Raymond Dussert, et ainsi « entendre une nouvelle version de la situation » (p.137), à la fin de l’entrevue, il pourrait devenir responsable pour toute l’Amérique. Voilà Louis près de son but, et pourtant, il n’en fera rien. A la chute du dictateur, c’est Régis qui rentrera en Haïti. Pour y mourir. Inutilement. L’enthousiasme de Louis est vaincu, il accepte l’exil définitif, il ne retournera sans doute jamais en Haïti. Il fait venir sa femme Myriam et ses enfants à Paris, malgré l’aveu fait dans une lettre explicitant pour une part son rêve vodou récurrent :
« …me voici sur le chemin du retour vers ce que je suis, qui tient plus que ce que je hais. […] Je veux renaître en vous retrouvant, toi et les enfants.
J’ai trouvé en France non pas le mépris et l’indifférence mais […] l’inexistence essentielle. »
Régis, l’homme d’action rêveur, mort assassiné, Louis doit se contenter d’une Haïti imaginée sur la base de souvenirs de jeunesse, d’un territoire toujours en jachères de rêve.
« L’optimisme du rêve le berçait, une douce euphorie l’habitait au point qu’il confia un jour au père Cyprien : l’impossible aussi répond à l’appel pourvu qu’on y croie très fort. »
Alors seulement, « l’exil cesserait d’être stérile, figé, étrangement inamical et froid ». Cette image de l’exil brossée dans ce roman de la réminiscence et du déracinement, cette métaphore d’une île violente, saccagée, incurablement vouée au malheur, ne s’arrête pas seulement à la géographie d’Haïti, mais concerne plus largement beaucoup de pays de cette Amérique baptisée latine.
MORBRAZ