mardi 2 mars 2010

Jacques Stephen Alexis ou « Le voyage vers la lune de la belle amour humaine », de Michel Séonnet, chez Archéoptéryx, Éditions Pierres Hérétiques, Toulouse, 1983.

Le « compose » et l’hymne au Soleil
 Ce livre étrange paru en 1983, Jacques Stephen Alexis ou « Le voyage vers la lune de la belle amour humaine » se présente, à mon sens, comme le prototype d’une « écriture haïtianisée ». Cette singularité n’a d’ailleurs pas échappé à Frankétienne, qui, à sa manière, y fait référence dans D’un pur silence inextinguible, premier mouvement des Métamorphoses de l’Oiseau schizophone, autoédition de Frankétienne, Port au Prince, 1976, (p.75) :
«Dans le voyage des pierres rituelles vers le pays des lunes hérétiques,
le ciseleur de métaphores sculpta le visage de la Belle Amour Humaine.
Alexé de merveilles, il traversa joyeusement la virtualité vertigineuse des faux miroirs.» (p.75)

     En effet, Séonnet se glisse dans la peau d’un
«compose» ou d’un «simidor», tireur de contes, collègue en Caraïbe du griot africain. Alexis, dans son Romancero aux étoiles, avait déjà confié le flot de la parole  au neveu et disciple du « Prince des composes », le Vieux Vent Caraïbe. À lui maintenant de « rivaliser d’invention » en s’inspirant des contes et mythes haïtiens pour redonner vie aux personnages créés par Jacques Stephen. Séonnet va convoquer une foule de témoins pour célébrer la grandeur de son maître-écrivain. Il va créer un livre-conte dans la grande tradition orale, un flot de poésie parlée, chargé de la fantaisie surnaturelle du réel-merveilleux, piqueté d’humour, pailleté d’amour, entrelacé de rêves, émerveillant les petits, humectant la paupière des anciens, fixant sur la pellicule de notre imaginaire le charme d’un cliché d’une Haïti onirique. Quatre longues veillées seront nécessaires à l’évocation : « Naissances », « Exils », « Retours » et « Haïti, enfin ? » avec ce néfaste point d’interrogation qui demeure comme une plaie qui ne veut pas cicatriser. La dernière question de cette ultime veillée : « Mort où est ta naissance ? » paraphrase d’une part le titre d’un roman de l’académicien, historien français du christianisme Daniel-Rops, mais surtout la question existentielle proférée par l’apôtre Paul dans sa première « lettre aux Corinthiens » (15-55) : « Mort où est ta victoire? ». Le « Compose », fort versé en art de syncrétisme, jongle ainsi très habilement  avec les pages du Livre qu’il soumet à la frénésie des tambours, à la transe des danses, au sang versé du coq.

     Mais revenons sur ce que j’annonçais comme une « écriture haïtianisée ». Michel Séonnet se coule à la perfection dans son personnage-narrateur : il en devient lui-même un « Toma d’Haïti », rural natif-natal dont le souvenir évoque l’enfance de Jacques Stephen dans l’Artibonite
« …Jacques Alexis adorait venir s’asseoir sur les genoux d’un vieux « compose » pour écouter les fameuses aventures de Bouqui et Malice.
Or, si les livres étaient écrits en  français, les contes, eux, étaient tirés dans notre langue d’esclaves, dans notre « vernaculaire » comme disent les gens savants. En créole, si vous préférez ! Le petit Jacques écoutait. Et dans ce qu’il écoutait, dans le bercement saccadé du vieux parler des nègres, il y avait toute la vigueur de notre terre, tous ses rêves, ses folies, ses chimères. Toute sa grandeur. Il y avait tout un imaginaire merveilleux dont il se délectait, une nourriture épicée dont le fumet était celui de notre peuple. » (p.36)

     Séonnet va jusqu’à épouser la particularité de l’écriture haïtienne reflétant si bien le senti du rêve qui veut que l’énonciation glisse abruptement du « je » au « il » pour un même personnage dans un balancement qui ressemble à un jeu. Au beau milieu du récit des aventures de Jacques Stephen en1960, entre Moscou, Pékin et La Havane, le récit lui échappe et c’est un participant à la veillée qui saisit le relais et incruste ses réflexions dans le fil du conte
« Alors ‘compose’, toujours aussi fier, maintenant ? Voyez, enfants, comme il a pâli ! Voyez comme sa belle assurance s’est envolée ! […] C’était vrai, le griot paraissait abattu. Ce n’était pas que la contradiction puisse dérouter un vieux hâbleur comme lui. » (p.150)

     Mais le « compose » se reprend. Il a encore beaucoup de choses à dire, de vérités enterrées à remettre en lumière, de doutes à éclaircir.

Chronique des trois morts annoncées
     Et il nous raconte uniment l’histoire reconstituée par les lambeaux recousus de phrases estompées, délavées, de mots évadés, de regards chargés, de larmes suffoquées, le dernier voyage du petit bateau (« s’appelait-il ‘Dieu Premier ?’ ») à travers la Passe du Vent en cette mi-avril 1961. Michel Séonnet nous rappelle Charles Adrien-Georges, Guy Béliard, Hubert Dupuis-Nouillé, Max Monroe, les compagnons d’Alexis pour cette ultime traversée entre Cuba et Haïti qui se terminera à côté du Môle Saint-Nicolas, sur la plage de Bombardopolis.
On n’aura plus jamais aucune nouvelle d’eux. « Absents » dira Duvalier.
«Comme toujours dans ces cas-là, on se demande « pourquoi » ? Pourquoi est-il mort ? Pourquoi a-t-il débarqué ? Et les réponses sont presque aussi différentes qu’il y a de bouches pour les prononcer.» (p.153)
     Mais assurément ce trop-plein de questions déborde, et le flot cherche une voie. Les circonstances historiques sont dans ce cas très complexes, les intérêts politiques se télescopent tous azimuts, les intérêts personnels ne sont pas en reste. Depuis la prise du pouvoir par Castro, beaucoup d’Haïtiens s’étaient réfugiés à Cuba. Certains y resteront très longtemps et même y occuperont des postes de professeurs à l’Université. Dès les premiers temps de la révolution cubaine, les autorités ont aidé les mouvements en lutte contre Duvalier. Il faut même colporter que le 13 août 1959, des Cubains avaient osé débarquer en Haïti… ils avaient tous été tués. Les désaccords entre les différentes factions haïtiennes étaient trop grands, rien ne pouvait se faire sans un élément rassembleur. Jacques Stephen Alexis a pu croire un instant être cet élément. Le groupe choisit le lieu de débarquement de façon très pragmatique : c’est l’endroit d’Haïti à la fois le plus proche des côtes cubaines, et très isolé. Or, dès leur débarquement, les macoutes les attendaient. « Ils avaient été prévenus ». Par qui ? Le « compose » laisse planer le doute. Et ce doute plane admirablement. Il évoque donc trois pistes qu’il nomme « les trois morts » (p.156).


    La première est due à une trahison : « à peine débarqués les cinq hommes furent arrêtés, battus, certains abattus immédiatement d’un coup de revolver dans la bouche, les autres ne recevant le coup de grâce que plus tard. […] En dehors des personnes fréquentées à Cuba, qui aurait pu être au courant de leur tentative ? Et à Cuba, qui aurait pu avoir intérêt à une telle trahison ? »  Bien sûr, on peut penser à de multiples cas de figure : un espion à la solde de Duvalier… une rivalité de personnes… « quelqu’un qui se serait senti humilié de voir un autre que lui prendre la tête de ce qui pouvait devenir une insurrection, quelqu’un qui se serait cru le Castro haïtien et qui n’aurait pas accepté qu’un autre lui prenne la place… »
 La brume se lève un peu sur la Passe du Vent. Mais Séonnet-le-« compose » ne se laisse pas entraîner
« Oh ! je vous vois, enfants toujours prêts à savourer quelque perfidie vengeresse ! Je vois vos bouches qui déjà s’apprêtent à demander un nom. Non ! N’insistez pas. Ce nom, vous ne l’aurez pas. Ne me forcez pas. Ma langue a déjà beaucoup de mal à retenir le fiel que l’hypothèse d’une telle trahison fait jaillir en guise de salive. »

     La deuxième mort viendrait d’une autre trahison ; on sait qu’Alexis avait obtenu une grosse somme en argent liquide (dont l’origine reste encore mystérieuse même si, refaisant le trajet de Jacques avant son retour à Cuba, on peut échafauder une hypothèse limpide…). Cet argent disparu en même temps que cet assassinat « expliquerait bien des silences et des versions touristiques à ce débarquement ». En temps de troubles politiques, en pleine guerre froide, « il n’est pas aventureux de penser que les belligérants sont prêts à bien des infamies… ». Et le « compose » de se lancer -semble-t-il avec peu de conviction- dans un récit de crime crapuleux. Le petit groupe de révolutionnaires déguisés sous des hardes de paysans, voulant progresser vers le sud et rejoindre l’Artibonite (où Alexis sent qu’il peut convaincre des villages de le suivre pour lancer son grand mouvement d’insurrection) rencontre un camion qui se dirige dans cette direction. L’un des hommes, voulant payer la cote-part du groupe aurait malencontreusement fait voir le magot. Cette version arrange beaucoup de monde…

     « La troisième mort a lieu à la prison de Port-au-Prince, à Fort-Dimanche. » Un prisonnier (un ami qui lui avait donné son passeport à cause de leur relative ressemblance) aurait reconnu Alexis par un interstice entre leurs cellules, mais l’homme est abominablement défiguré et le témoignage est peu sûr. De toutes façons, « le lendemain le prisonnier est emmené » et personne ne le reverra.

Trois morts donc. « Mais quels que fussent les derniers instants d’Alexis, quel que fût le lieu, le jour, l’heure, le verdict est le même : l’exil, encore une fois l’exil […], l’exil de celui qui est mort nulle part.»
Et le « compose » à nouveau se reprend, il se lève bien droit en Toma d’Haïti, il fait face à son auditoire, il sort la baguette magique du merveilleux. Rien de tout cela n’est arrivé. Tout le monde a droit au rêve
« Alors je vous dirai ceci, enfants prêts à pleurer, -car là est pour moi la vérité la plus irréfutable- Alexis est mort […] à bord du « Dieu Premier » ou dans le rêve de l’Églantine, qu’importe ; Alexis est mort en mer, dans l’eau tumultueuse des mers caraïbes : il n’y a que là où disparaître corps et biens ne condamne pas à l’exil éternel.
«Disparus en mer », vaut toute inscription funéraire. Le bateau est un tombeau, le plus parfait qui soit.»
     Mais quelle que soit la valeur de son histoire, le conte –pour le griot ou le « compose »- se termine toujours par la rituelle trajectoire d’un pied vers l’arrière-train du marqueur de parole. Séonnet ne faut pas à la tradition
« Voilà, enfants ! Cette fois c’est bien fini. Et si vous voulez savoir pourquoi je vous ai raconté tout cela, c’est parce que je suis allé voir des Grands Nègres très blancs pour leur demander pourquoi ils s’intéressaient autant à Jacques Stephen Alexis et que ces malotrus m’ont tous ensemble botté les fesses, si fort que je n’ai eu aucun mal à franchir l’océan et à arriver devant vous, enfants imaginaires d’une Haïti inconnue à ce jour, enfants nés d’un ventre que mes yeux, désespérément, voient toujours plat et bréhaigne. Allez dormir, enfants des rêves. Vous n’êtes pas encore nés. » (p.163)

     Voilà un livre magnifique, un bonheur de lecture, malheureusement épuisé, y aurait-il dans la salle un éditeur amateur de belles pages ? J’aurais au moins eu l’espace de poser cette question.
MORBRAZ

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