lundi 10 mai 2010

Les affres d'un défi de Frankétienne

Les Affres d’un défi  de Frankétienne, éditions Vents d’ailleurs, 2010


      Il est heureux que cette nouvelle édition se fasse chez Vents d’ailleurs car c’est bien Jutta Hepke  qui, en 2002, avait osé rééditer Dézafi, premier roman écrit en langue créole paru à Port au Prince aux  éditions Fardin en 1975. Les Affres d’un défi  naît quatre ans après Dézafi. En fait, il ne s’agit aucunement d’une «traduction» en français de ce roman créole, mais plutôt d’une réinterprétation dans un registre différent, et l’on remarque d’emblée le jeu paronymique des deux titres. Frankétienne prévenait d’ailleurs le lecteur francophone en page de garde (puis en quatrième de couverture) de son roman dans sa première édition:
 « Issue de la matrice féconde et toute brûlante de Dézafi, cette œuvre ne doit pourtant pas être abordée comme une traduction de ce roman créole. Les Affres d’un défi représente une authentique création dans l’aventure littéraire de l’auteur, une  nouvelle expérience dans son interminable quête à travers les vastes forêts de la poésie et de l’art. »

Résumons l’histoire :
  Rita, jeune femme haïtienne, s’échine dans les travaux domestiques comme une restavek tandis que Gédéon, son tyrannique « tonton », la rudoie et l’insulte.  Saintil, le grand propriétaire, donne ses ordres à Zofer, son homme de main, sorte de général-contremaître à l’âme de milicien sadique.
Assurément, l’ordre règne sur les terres de Saintil, dont la fille, Sultana se laisse vivre dans le luxe, le confort et l’argent facile. Sur le domaine, les zombis travaillent, travaillent sans relâche, machines humaines corvéables à merci. Le roman va trouver sa source et sa force dans les combats de coqs qui ponctuent le récit. Ils sont organisés lors du «dézafi», foire populaire du pays, sous l’œil passif de Carmeleau et Philogène, qui commentent l’histoire du fond du gallodrome. Jérôme, l’étudiant gauchiste, se tient terré dans un grenier. À Ravine-Sèche, la vie n’est pas facile.
Même pour Gaston qui se contente de vivre aux crochets de sa mère Louisina : il finira d’ailleurs par aller hanter les bas-fonds de Port-au-Prince et à y faire paradoxalement fortune. Le diable a beau jeu, car jouer, c’est s’évader, par les dés, par les coqs... surtout par les coqs dont le sang coule dans l’hystérie générale.
Un chaos redoutablement organisé.
Le grain de sable, dans cette mécanique absurde, viendra de Clodonis, le jeune homme rebelle «flûtant le français», mais zombifié, à titre de vengeance, par Saintil. Clodonis est beau et solide, et Sultana se sent femme et seule. Clodonis, victime de la folie de Saintil et Zofer, qui le rouent de coups chaque jour, fait secrètement vibrer la chair de Sultana. Les zombis n’ont pas droit au sel, élément primaire qui leur rendrait la conscience.
"— Tu es responsable de la surveillance culinaire et du rituel
alimentaire des zombis. N’oublie jamais que l’usage du sel est
strictement prohibé. Ne l’oublie jamais, mon enfant. L’évasion
d’un zombi n’est possible que par l’absorption du sel." (p.9)
     Sultana avoue son amour à Clodonis, mais celui-ci n’est qu’un zombi hébété, impuissant, une simple machine à travailler. Au village, l’envie palpite, maladroite, de vouloir danser. La danse, c’est la liberté en éveil. Mais il est trop tôt. Clodonis se trouve encore sous le fouet de Zofer. À Ravine-Sèche, le pasteur s’encanaille, Pinechrist est son nom. La musique et les tambours gagnent du terrain, des pas de danse malhabiles s’esquissent. Toute seule, Sultana s’affole de désir.
     Les combats de coqs s’égrènent dans la fièvre du gallodrome. Effervescence. Enfin, au village, débute la danse : une danse de guerre au pas qui s’affermit. Gédéon meurt dans l’indifférence et Pinechrist se fait logiquement assassiner. Le temps du renouveau a sonné : Sultana assomme Zofer et prépare le sel pour réanimer son Clodonis. Revenu à la vie, celui-ci chasse Sultana et offre le sel à l’armée des zombis. Réveillés, ils massacrent Zofer puis Saintil, avec, à leur tête, le libérateur, jeune coq de combat, nouveau roi de l’arène, Clodonis. Tous ceux qui luttaient isolément dans l’ombre rejoignent l’armée des nouveaux hommes conscients qui avancent vers un printemps neuf.

     Omniprésente, Haïti, en tant qu’objet littéraire pourtant jamais cité dans le texte, est un corps rompu, roué de coups, ensanglanté :
« Cassure d’île sombrant dans un océan de sang dramatisant la légende, obstruant les pistes du désir et rendant l’aube inhabitable. Le désastre abolit les signes du zodiaque et dépasse les visions du prophète. » (p.60)
Si le lieu est indistinct, et par là même acquiert ce caractère universel d’espace soumis à un totalitarisme aveugle et brutal, le temps est également perçu confusément dans Les Affres d’un Défi. Le narrateur, entité collective, ce «nous» zombifié, n’en a pas la même perception qu’un individu isolé. D’autre part, ce qui frappe immédiatement en ouvrant ce roman, c’est  l’aspect éclaté qui avait déjà été la marque d’Ultravocal : une succession de courts paragraphes à la typographie hybride. Les caractères
typographiques différenciés dans le cours du texte marquent des espaces d’énonciation séparés.
     Ainsi le caractère romain classique est consacré à l’énoncé narratif :
« Saintil se carre dans un fauteuil. À ses pieds, un troupeau de zombis à genoux sous le péristyle. À sa droite, Sultana, assise sur une chaise de paille. À sa gauche, Zofer, debout, immobile et droit, un fouet de manège à la main. » (p.8)
On peut dire schématiquement que l’italique serait attaché à l’autobiographie collective: «Nous ressassons de vains reproches sans rien tenter contre les semeurs de deuil. Souvent, nous parlons à nous-mêmes; et nos paroles perdent leur sens dans un temps innommable.» (p.8)
Le romain gras marquant le territoire du délire onirique (avec périodes d’éveil conscientes et retour brutal à l’état létal) :
«Enchevêtrement de branches d’arbres au fond d’une cour. Terre dure aux veines emmaillées de pierres et de sables. Tripes encouleuvrées / lovées par la faim.» (p.4)

     Ces paragraphes sont juxtaposés, ballottant l’imaginaire du lecteur d’un registre à l’autre, le troublant face à une sorte d’hologramme poétique à plusieurs voix, l’installant au cœur-même d’un chaos reconstruit par l’écriture. Le narrateur lui-même devient flou car perdu -ou mieux : dissimulé- dans la masse compacte du «nous» debout pour la lutte engagée. Pourtant, malgré les apparences, le lecteur suit une histoire qui se déroule logiquement derrière la façade allégorique (la libération du peuple haïtien), celle de Clodonis, héros zombifié en pleine jeunesse, qui se verra finalement délivré par un amour qu’il n’a pas souhaité -celui de Sultana- qui lui offrira le sel, le rendant à la vraie vie : celle d’homme libre. Sous la facture «patchwork» de l’ouvrage, se déroule un roman qui reste donc, tout de même, de conception classique.
     Et l’écrivain se retrouve dans la peau du personnage : la boucle est bouclée. On peut sans doute voir, dans ce second roman après Ultravocal, l’affermissement de la structure d’une vision spiraliste de la création littéraire de Frankétienne.  

   MORBRAZ