lundi 7 juin 2010

La mémoire aux abois d'Évelyne Trouillot

La mémoire aux abois d’Évelyne Trouillot, éditions Hoëbeke, mai 2010

     Voici encore une étrange coïncidence littéraire : au même moment, en Haïti, deux femmes ont écrit chacune un roman traitant d’un thème identique lié à une même époque. Kettly Mars vient de faire paraître aux éditions du Mercure de France Saisons sauvages, et Évelyne Trouillot La mémoire aux abois aux éditions Hoëbeke. Les personnages-phares de ces deux romans sont des femmes qui se battent en plein cœur d’une époque : celle des Duvalier. Mais la comparaison s’arrête là, Kettly Mars a choisi le début de la prise en main d’Haïti par François Duvalier, dit Papa Doc tandis que l’univers de La mémoire aux abois se rétrécit à la taille d’une chambre d’hôpital à Paris.

     Ce roman d’Évelyne Trouillot se compose de manière duelle, deux voix de femmes en écho décalé, deux typographies alternées, romain droit et italique. Ce n’est pas un dialogue, ni même un échange, ce n’est pas la confrontation de deux solitudes. C’est bien pire : c’est le parallélisme fatal de deux monologues en anamnèse. Tout le poids de ce roman repose sur l’évocation double d’une seule période historique par le prisme de deux focalisations. C’est toute la magie de l’écriture d’Évelyne Trouillot, un style ciselé en parfaite adéquation avec ses deux seuls personnages. Le lecteur finit par baigner dans cette sorte d’osmose, il « comprend », il admet la logique absurde de la fatalité du destin.
     La scène se trouve figée dans une chambre d’hôpital parisien, ombre, bruits étouffés, chuchotements, pas glissés, odeurs grises, attente, douleur. Une femme âgée est en train de s’éteindre, mais elle lutte, comme elle l’a fait toute sa vie. Or cette vieille femme porte un lourd passé, elle est la femme d’un ancien dictateur qui a pesé de toute sa violente présence sur un petit pays appelé Quisqueya. Et cette vieille femme au bord de l’abîme se remémore la longue trajectoire, de 1957 à 1986, elle impose sa vision comme si c’était une évidence, elle justifie tout sans un battement de cils. Les titres de parties en sont la marque : « L’héritière et la mère », « La première Dame et l’écolière », « L’épouse et l’orpheline », « La femme et l’héritière »… C’est elle encore qui garde la haute main, même au moment de sa mort, sur la mise en scène de sa vie. Épouse d’un dictateur mort dans son lit, elle va, elle aussi, mourir dans un lit.
     Et pourtant, dans l’ombre de la chambre, qui la surveille chaque seconde, se tient une infirmière. Elle aussi originaire de Quisqueya. La direction de l’hôpital en a décidé ainsi, car ces deux femmes partagent les mêmes coutumes, la même langue, la même histoire. Mais justement, c’est cette histoire « partagée » qui se trouve plantée dans la chair de cette infirmière : cette patiente qu’on livre à sa surveillance de chaque instant est la femme du dictateur qui a décimé une partie de sa famille. Certes, il y a des comptes à régler, mais en silence. Dans un silence absolu.
     La tension monte tout au long de ce puissant roman, au fil du double récit parallèle ancré dans un passé qui ne cesse d’être présent, même quarante ans après. L’étrange parti pris d’Évelyne Trouillot est de crypter son récit, dans le but, sans doute, de ne pas l’enfermer entre les petites frontières de son propre pays. Ainsi, tout le monde peut lire Haïti derrière Quisqueya, Papa Doc derrière Papa Fab, François Duvalier derrière Fabien Doréval, Port au Prince derrière Port du Roi et surtout Simone Ovide-Duvalier derrière le nom du personnage de la vieille dame à l’agonie : Odile Savien-Doréval… cela devient vite un jeu pour le lecteur averti de l’histoire haïtienne et de sa géographie, de reconstruire ce « vrai » monde estompé dans le cours de ce roman.
    Le personnage de l’infirmière, femme à l’âme trempée, à la mémoire intacte, mais cernée de tous côtés par des interdits qu’elle s’est elle-même forgé, avance dans le récit avec une rage contenue, menée par la puissance d’un volcan qu’elle espérait éteint, forte des certitudes inculquées par ce père  « mort pour rien ». La plus forte des deux n’est pas forcément celle qui vient à l’esprit en premier lieu, et l’on apprend vers la fin du roman le prénom de cette infirmière : Marie-Ange…
     Quisqueya possède encore de la ressource. Même si sa mémoire est aux abois, elle doit encore pouvoir chasser les chiens qui la harcèlent. 


MORBRAZ

lundi 10 mai 2010

Les affres d'un défi de Frankétienne

Les Affres d’un défi  de Frankétienne, éditions Vents d’ailleurs, 2010


      Il est heureux que cette nouvelle édition se fasse chez Vents d’ailleurs car c’est bien Jutta Hepke  qui, en 2002, avait osé rééditer Dézafi, premier roman écrit en langue créole paru à Port au Prince aux  éditions Fardin en 1975. Les Affres d’un défi  naît quatre ans après Dézafi. En fait, il ne s’agit aucunement d’une «traduction» en français de ce roman créole, mais plutôt d’une réinterprétation dans un registre différent, et l’on remarque d’emblée le jeu paronymique des deux titres. Frankétienne prévenait d’ailleurs le lecteur francophone en page de garde (puis en quatrième de couverture) de son roman dans sa première édition:
 « Issue de la matrice féconde et toute brûlante de Dézafi, cette œuvre ne doit pourtant pas être abordée comme une traduction de ce roman créole. Les Affres d’un défi représente une authentique création dans l’aventure littéraire de l’auteur, une  nouvelle expérience dans son interminable quête à travers les vastes forêts de la poésie et de l’art. »

Résumons l’histoire :
  Rita, jeune femme haïtienne, s’échine dans les travaux domestiques comme une restavek tandis que Gédéon, son tyrannique « tonton », la rudoie et l’insulte.  Saintil, le grand propriétaire, donne ses ordres à Zofer, son homme de main, sorte de général-contremaître à l’âme de milicien sadique.
Assurément, l’ordre règne sur les terres de Saintil, dont la fille, Sultana se laisse vivre dans le luxe, le confort et l’argent facile. Sur le domaine, les zombis travaillent, travaillent sans relâche, machines humaines corvéables à merci. Le roman va trouver sa source et sa force dans les combats de coqs qui ponctuent le récit. Ils sont organisés lors du «dézafi», foire populaire du pays, sous l’œil passif de Carmeleau et Philogène, qui commentent l’histoire du fond du gallodrome. Jérôme, l’étudiant gauchiste, se tient terré dans un grenier. À Ravine-Sèche, la vie n’est pas facile.
Même pour Gaston qui se contente de vivre aux crochets de sa mère Louisina : il finira d’ailleurs par aller hanter les bas-fonds de Port-au-Prince et à y faire paradoxalement fortune. Le diable a beau jeu, car jouer, c’est s’évader, par les dés, par les coqs... surtout par les coqs dont le sang coule dans l’hystérie générale.
Un chaos redoutablement organisé.
Le grain de sable, dans cette mécanique absurde, viendra de Clodonis, le jeune homme rebelle «flûtant le français», mais zombifié, à titre de vengeance, par Saintil. Clodonis est beau et solide, et Sultana se sent femme et seule. Clodonis, victime de la folie de Saintil et Zofer, qui le rouent de coups chaque jour, fait secrètement vibrer la chair de Sultana. Les zombis n’ont pas droit au sel, élément primaire qui leur rendrait la conscience.
"— Tu es responsable de la surveillance culinaire et du rituel
alimentaire des zombis. N’oublie jamais que l’usage du sel est
strictement prohibé. Ne l’oublie jamais, mon enfant. L’évasion
d’un zombi n’est possible que par l’absorption du sel." (p.9)
     Sultana avoue son amour à Clodonis, mais celui-ci n’est qu’un zombi hébété, impuissant, une simple machine à travailler. Au village, l’envie palpite, maladroite, de vouloir danser. La danse, c’est la liberté en éveil. Mais il est trop tôt. Clodonis se trouve encore sous le fouet de Zofer. À Ravine-Sèche, le pasteur s’encanaille, Pinechrist est son nom. La musique et les tambours gagnent du terrain, des pas de danse malhabiles s’esquissent. Toute seule, Sultana s’affole de désir.
     Les combats de coqs s’égrènent dans la fièvre du gallodrome. Effervescence. Enfin, au village, débute la danse : une danse de guerre au pas qui s’affermit. Gédéon meurt dans l’indifférence et Pinechrist se fait logiquement assassiner. Le temps du renouveau a sonné : Sultana assomme Zofer et prépare le sel pour réanimer son Clodonis. Revenu à la vie, celui-ci chasse Sultana et offre le sel à l’armée des zombis. Réveillés, ils massacrent Zofer puis Saintil, avec, à leur tête, le libérateur, jeune coq de combat, nouveau roi de l’arène, Clodonis. Tous ceux qui luttaient isolément dans l’ombre rejoignent l’armée des nouveaux hommes conscients qui avancent vers un printemps neuf.

     Omniprésente, Haïti, en tant qu’objet littéraire pourtant jamais cité dans le texte, est un corps rompu, roué de coups, ensanglanté :
« Cassure d’île sombrant dans un océan de sang dramatisant la légende, obstruant les pistes du désir et rendant l’aube inhabitable. Le désastre abolit les signes du zodiaque et dépasse les visions du prophète. » (p.60)
Si le lieu est indistinct, et par là même acquiert ce caractère universel d’espace soumis à un totalitarisme aveugle et brutal, le temps est également perçu confusément dans Les Affres d’un Défi. Le narrateur, entité collective, ce «nous» zombifié, n’en a pas la même perception qu’un individu isolé. D’autre part, ce qui frappe immédiatement en ouvrant ce roman, c’est  l’aspect éclaté qui avait déjà été la marque d’Ultravocal : une succession de courts paragraphes à la typographie hybride. Les caractères
typographiques différenciés dans le cours du texte marquent des espaces d’énonciation séparés.
     Ainsi le caractère romain classique est consacré à l’énoncé narratif :
« Saintil se carre dans un fauteuil. À ses pieds, un troupeau de zombis à genoux sous le péristyle. À sa droite, Sultana, assise sur une chaise de paille. À sa gauche, Zofer, debout, immobile et droit, un fouet de manège à la main. » (p.8)
On peut dire schématiquement que l’italique serait attaché à l’autobiographie collective: «Nous ressassons de vains reproches sans rien tenter contre les semeurs de deuil. Souvent, nous parlons à nous-mêmes; et nos paroles perdent leur sens dans un temps innommable.» (p.8)
Le romain gras marquant le territoire du délire onirique (avec périodes d’éveil conscientes et retour brutal à l’état létal) :
«Enchevêtrement de branches d’arbres au fond d’une cour. Terre dure aux veines emmaillées de pierres et de sables. Tripes encouleuvrées / lovées par la faim.» (p.4)

     Ces paragraphes sont juxtaposés, ballottant l’imaginaire du lecteur d’un registre à l’autre, le troublant face à une sorte d’hologramme poétique à plusieurs voix, l’installant au cœur-même d’un chaos reconstruit par l’écriture. Le narrateur lui-même devient flou car perdu -ou mieux : dissimulé- dans la masse compacte du «nous» debout pour la lutte engagée. Pourtant, malgré les apparences, le lecteur suit une histoire qui se déroule logiquement derrière la façade allégorique (la libération du peuple haïtien), celle de Clodonis, héros zombifié en pleine jeunesse, qui se verra finalement délivré par un amour qu’il n’a pas souhaité -celui de Sultana- qui lui offrira le sel, le rendant à la vraie vie : celle d’homme libre. Sous la facture «patchwork» de l’ouvrage, se déroule un roman qui reste donc, tout de même, de conception classique.
     Et l’écrivain se retrouve dans la peau du personnage : la boucle est bouclée. On peut sans doute voir, dans ce second roman après Ultravocal, l’affermissement de la structure d’une vision spiraliste de la création littéraire de Frankétienne.  

   MORBRAZ

lundi 12 avril 2010

Saisons sauvages, de Kettly Mars, édition Mercure de France

Saisons sauvages de Kettly Mars, éditions Mercure de France 2010

     Sous ce titre au goût fade de la collection Harlequin ou de série télé étasunienne se cache un roman âpre et vigoureux. Cette fois encore, après Fado, Kettly Mars choisit une histoire de femme puissante. Une femme que son destin force à des choix terribles, elle qui se trouve coincée dans une situation inextricable et qui pense s’en sortir en gagnant sur tous les tableaux.
     L’histoire se déroule dans les années soixante, en Haïti, en pleine période Duvalier. Le lecteur, au fait de l’histoire haïtienne, retrouve les marques spécifiques de cette période de terreur qui pesa sur le pays pendant vingt neuf années : le nombre 22 (« je frappe avec véhémence sur la porte à côté portant l’inscription : ICI-22 », p.30), la pintade (« Je cherche Daniel des yeux. Il a disparu, emporté par les pintades », p.33, «Duvalier, comme les Abyssiniens ou les Byzantins, des millénaires avant lui,croyait peut-être dans les vertus d’éternité de l’oiseau nègre mystérieux», p.204), le négrisme («la suprématie avait changé de couleur et de camp», p. 21), l’enlèvement raté de Jean-Claude et la tuerie qui s’en est suivie, l’influence puissante à tous les degrés de la société des houngans et manbos, la pesante présence de Fort-Dimanche, haut-lieu de la détention et de la torture, la « paix macoute » contre les « kamoken », une très longue période de survie pour chacun, en terrain miné…
     Nirvah est mariée à un journaliste, Daniel Leroy, qui se croit intouchable parce qu’il est intelligent. Il est marxiste, enfin, marxiste de salon comme beaucoup d’intellectuels de cette époque en Haïti. L’époque ne prête pas à la rigolade, François Duvalier a assis sa puissance et son armée des ombres a acquis sa vitesse de croisière : il tient le pays entier dans sa main. Son équipe resserrée comprend des hommes qui lui sont totalement dévoués. Ils lui doivent tout. Et ils sont noirs. Ils sont enfin parvenus à arracher le pouvoir des mains des mulâtres et ceux-ci vont payer la facture au prix fort.
     Le mari constitue une proie de choix : il est mulâtre et communiste. Deux tares réunies en un seul homme. Lui qui se croyait puissant se retrouve à Fort-Dimanche. Nirvah va tout essayer pour le faire sortir de ce trou mortel. Elle ira même plaider sa cause auprès du Secrétaire d’État, Raoul Vincent. Celui-ci la fait attendre des heures avant de la recevoir. Pour la rendre plus malléable. Quand il la voit, c’est le coup de foudre. Elle est la femme d’un comploteur. Elle est riche. Elle est magnifique. Elle est presque blanche. Dès cet instant, le très sombre Secrétaire d’État va tout faire pour la posséder. C’est sa vengeance à assouvir. Posséder totalement cette femme à laquelle, en d’autres circonstances, il n’aurait même pas eu la possibilité d’adresser la parole.
     Et, par amour pour son mari, qu’elle veut sauver de la mort, elle va jouer avec le feu. Mais jusqu’à quel point joue-t-elle ? Une fois surmonté le dégoût, son corps la surprend, la trahit. Elle découvre une part sauvage dans les replis de ses désirs, elle jouit trop puissamment, elle s’évade d’elle-même, cet homme la possède complètement, et elle y prend lentement un immense plaisir.
     Mais le Secrétaire, lui aussi, surpris de cette victoire totale, se prend à «aimer» cet objet de convoitise et va vouloir agrandir son territoire. Il veut aussi la fille. Il voudra bientôt le fils… sans que personne dans la famille ne se parle. Aucun ne se doute de cette boulimie de possession, chacun gardant l’amant secret pour soi.
     On se prend à penser à une sorte de fraternité avec le Teorema de Pasolini sorti en 1968, la part de mysticisme en moins peut-être, et encore ici le vodou est-il très présent même si c’est de façon larvée… en effet, il y a bien ce personnage mystérieux qui subjugue toute une famille bourgeoise. Et si Pasolini s’interroge sur l’importance de la foi dans la vie, Kettly Mars place le lecteur face à la brutalité de l’instinct de survie. L’amour physique est-il une voie de transcendance ? Le charme démoniaque, la beauté sauvage, sont-ils les catalyseurs de l’animalité de la survie ?
     Ce Secrétaire d’État « d’un noir foncé », étape par étape, révèle à lui-même chaque membre de la famille auparavant sous la coupe de ce mari, ce père intellectuel, qui savait tout, qui osait défier le pouvoir par l’écriture et qui, d’un coup, s’est trouvé « absent », les ayant laissés tout seuls face aux monstres. Lui qui avait choisi la lutte politique plutôt que la protection de sa famille… et maintenant cette famille au complet se laisse dévorer par ce prédateur étrange qui a su lui instiller cette violente passion du corps.
     Kettly Mars ose bousculer un tabou. Elle élève une femme qui semble trahir sa caste, son mari, ses enfants, ses amis, au grade d’héroïne. Elle la rend touchante, vulnérable. Et le lecteur un moment dérouté se surprend lui aussi à se trouver de son côté, lui aussi vaincu par ce fatal engrenage.
Saisons sauvages, quatrième roman de Kettly Mars, marque une nouvelle étape dans la construction d’une œuvre originale, très maîtrisée, parfaitement documentée, avec ce « je » récurrent, narrateur féminin personnel qui ancre le lecteur dans le « vécu ».  Dès le début du récit, on s’attend à cette fin inéluctable, car tout le monde le sait :
« En Haïti, littéralement personne ne meurt de mort naturelle »…
MORBRAZ

dimanche 7 mars 2010

Louis Vortex, de Jean Métellus, suite exilée de la saga d'une famille haïtienne

Louis Vortex de Jean Métellus, éditions Messidor, mars 1992.

Dans la saga des Vortex, Jean Métellus consacre un épisode romanesque entier à Louis Vortex. Ce sera le roman de l’exil
« La vie à l’étranger les lançait et les relançait sans cesse vers des rêves fanés, métamorphosait leur pseudo-liberté en douloureuse captivité. » (p.38)

Exil et agonie des rêves

Le lecteur rejoint alors la communauté haïtienne de Paris entre 1952 et 1956. Ce récit est ponctué d’une pathétique interrogation « Quand pourrai-je rentrer en Haïti ? ». Nadine a rencontré Louis et cette relation toute nouvelle suscite chez elle « une émotion teintée d’exotisme » après une bien fade adolescence entièrement passée dans les privations de la guerre. Ce qui la motive, c’est cet « attrait de la différence, le saut dans l’inconnu », elle qui décrit sa nature plutôt comme «équilibrée, logique et cartésienne» (qu’il faut sûrement lire comme un écho railleur -sans doute- au cri de Césaire dans le Cahier… : «Parce que nous vous haïssons vous et votre raison, nous nous réclamons de la démence précoce de la folie flamboyante du cannibalisme tenace»). Nadine perçoit Louis d’abord de manière extrêmement floue, comme un homme « originaire d’une île lointaine et déchirée », mais il incarne fortement « ses rêves d’évasion, d’aventure, en réaction contre l’avenir programmé depuis toujours par ses parents » (p.18), à défaut d’expérience, on se barde de clichés. Et une fois l’expérience vécue avec cet amant tropical, Nadine regrette « cet attachement à un étranger qu’une lettre, un télégramme ou un simple coup de téléphone pouvait rappeler dans son pays » et elle se repent de « s’être laissée entraîner dans un rêve sans issue ». Il faut dire que Louis est un fameux séducteur, un danseur hors pair, un charnel, un sensuel toujours en quête de femmes. D’ailleurs, la traque n’est guère compliquée, « elles lui courent toutes après », constate son ami Régis qui l’accuse gentiment d’en fréquenter trois en même temps. Louis rétorque qu’en Haïti, une seule suffirait.
  L’exil confine. Les Haïtiens se regroupent et reconstituent un microcosme de leur île perdue. Ce monde clos oblige à certaines fréquentations qui ne se produiraient pas au pays. Louis rencontre ainsi Max Larrigue, un personnage douteux mais beau parleur, qui vit « somptueusement » (il faut vraiment être haïtien pour accoler cet adverbe à l’évocation d’un salaire d’institutrice !) grâce à Viviane Ronan, une jolie métisse « fraîchement diplômée ». Cette histoire finira tragiquement.  

Solitude et mirages

Mais Louis est surtout l’ami de Régis, c’est encore un personnage alexisien, qui rappelle par bien des aspects, le propre frère de Louis, le docteur Sylvain. Régis est également médecin et très actif au plan politique. Il a appris la méfiance et la prudence. Il se confie peu, « harcelé par ses responsabilités », il se réfugie dans ses rêves. Il rêve beaucoup et croit même « expier ses fautes par d’innombrables cauchemars »(p.37). Il finira par rejoindre son pays mais, même s’il a beaucoup rêvé, il finit par se heurter à la réalité : il n’a rien à voir avec les paysans, il ne les connaît pas, il a bâti ses certitudes politiques d’après des textes et des discussions, il n’est pas un homme de terrain.
« Il ne se sentait plus de connivence avec ce monde toujours enclin à l’abandon de son propre destin entre les mains des puissances invisibles. » (p.161)
              Il revient à Port-au-Prince et écrit des articles violents. Ses amis sont assassinés et lui-même est abattu dans la rue.
Alors qu’« effacer son origine, tisser son destin dans celui d’un autre peuple est une tâche impossible » (p.85), Louis va essayer, même si le simple serveur de bistrot se permet de l’humilier (p.87), même s’il se sent lentement et inexorablement « dépossédé de son passé » et que « les images d’Haïti ne lui apparaissent qu’en rêve », que « les paysages de son enfance s’estompent ». De temps en temps, le désespoir le gagne « je me suis suicidé plusieurs fois en songe. Voilà toute la tonalité de mes rêves et de mes heures de veille. ». Louis s’accroche à sa négritude intime, il s’en fait un bouclier. Il redevient un Tomas d’Haïti tel que les aime Jacques-Stephen Alexis.
« Cette nuit-là, Louis fit un songe : un nègre de fière allure aux dents écarlates, un mouchoir autour de chacun de ses poignets, ceignit sa tête d’un foulard vermillon, puis brandit devant lui un drapeau en fumant un cigare et lui réclama du rhum selon la formule consacrée ‘grainne mrèn frètt’ ; l’homme posa sur la table de travail, à côté du crucifix, un triangle équilatéral, s’écriant : ‘Ce que tu es tient ce que tu hais’ »

Les sources et le retour
              Le vodou se fait donc refuge et Vortex se laisse porter par ses rêveries. Comme un enfant, il se sent animé, exalté par une vision : « ne plus exister pour une communauté réduite et pour la simple survie de sa famille mais pour toute une république et pour tout un peuple », il appartient « à un foyer d’insoumis, d’hommes libres, de conquérants et de libérateurs ».
« Ses rêves qui jusque-là balbutiaient allaient se cristalliser dans une grande aventure palpable : l’organisation de la lutte pour libérer son pays, pour en finir avec le despotisme… » (p.96)
              Louis, définitivement emporté, se voit « déjà menant victorieusement ses compagnons à l’assaut du pouvoir, avec l’assurance de Dessalines proclamant l’indépendance ». Mais il se rappelle à temps l’existence d’un prédécesseur, Toussaint-Louverture, et que « toutes les causes exigent un martyr pour progresser ».
« Un frisson l’obligea à modérer sa fougue de révolutionnaire potentiel, le décontenança, désarma sa fureur. »
              N’est pas Sylvain qui veut. Louis se rendra en Suisse pour écouter un responsable de l’Union Internationale des Étudiants, Raymond Dussert, et ainsi « entendre une nouvelle version de la situation » (p.137), à la fin de l’entrevue, il pourrait devenir responsable pour toute l’Amérique. Voilà Louis près de son but, et pourtant, il n’en fera rien. A la chute du dictateur, c’est Régis qui rentrera en Haïti. Pour y mourir. Inutilement. L’enthousiasme de Louis est vaincu, il accepte l’exil définitif, il ne retournera sans doute jamais en Haïti. Il fait venir sa femme Myriam et ses enfants à Paris, malgré l’aveu fait dans une lettre explicitant pour une part son rêve vodou récurrent :
« …me voici sur le chemin du retour vers ce que je suis, qui tient plus que ce que je hais. […] Je veux renaître en vous retrouvant, toi et les enfants.
J’ai trouvé en France non pas le mépris et l’indifférence mais […] l’inexistence essentielle. »
     Régis, l’homme d’action rêveur, mort assassiné, Louis doit se contenter d’une Haïti imaginée sur la base de souvenirs de jeunesse, d’un territoire toujours en jachères de rêve.
« L’optimisme du rêve le berçait, une douce euphorie l’habitait au point qu’il confia un jour au père Cyprien : l’impossible aussi répond à l’appel pourvu qu’on y croie très fort. »
          Alors seulement, « l’exil cesserait d’être stérile, figé, étrangement inamical et froid ». Cette image de l’exil brossée dans ce roman de la réminiscence et du déracinement, cette métaphore d’une île violente, saccagée, incurablement vouée au malheur, ne s’arrête pas seulement à la géographie d’Haïti, mais concerne plus largement beaucoup de pays de cette Amérique baptisée latine.                      
MORBRAZ


Jacmel au crépuscule de Jean Métellus

Né le 30 avril 1937 à Jacmel (Haïti) où il effectue des études secondaires. Études de Médecine à la faculté de Médecine de Paris. Docteur en médecine en 1970 ; docteur en linguistique en 1975. Médecin des Hôpitaux de Paris, spécialiste qualifié en neurologie. Auteur de nombreuses communications scientifiques à des Sociétés savantes. Président du G.R.A.A.L. (Groupe de Recherches sur les Apprentissages et les Altérations du Langage). Professeur au Collège de Médecine des Hôpitaux de Paris. Président des Journées d'Orthophonie dans le cadre des Entretiens de Bichat ( depuis 1991). Membre actif de l'Académie des Sciences de New York (depuis août 1995).En 2006, il a reçu le Grand Prix international de Poésie de Langue Française Léopold Sédar Senghor, pour l'ensemble de son œuvre et en 2007, le Grand Prix de Poésie de la Société des Gens de Lettres, pour l'ensemble de son œuvre. 
 
Jean Métellus avec Rodney Saint-Éloi, Ouessant, 2004. Photo PhB
Jacmel au Crépuscule, Jean Métellus, NRF Gallimard,

Le premier roman de Jean Métellus que nous allons ouvrir est Jacmel au Crépuscule. Le prologue de ce roman est un poème dont le thème est Jacmel, ville natale de l’auteur, une Jacmel personnifiée, éclairée de rêves et alourdie de cauchemars.
Une fatalité du déclin
                        Métellus entraîne le lecteur vers la singularité de cette culture haïtienne, lui fait découvrir les spasmes et les convulsions de son histoire à travers une chronique, rapportée par Lériné (« je suis une sorte de confesseur et de révélateur » p.26), qu’il situe au milieu des années cinquante. On peut lire ce roman comme une métaphore de la fatalité. Charles Pisquette, ancien « bœuf-chaîne » (homme de peine) dès l’âge de douze ans, homme du peuple débrouillard et curieux –il a appris à lire et à écrire- a la chance de gagner vingt mille dollars à la loterie. Il en fait profiter Ninette, une bonne fille (victime du pasteur, professeur au lycée « qui connaissait la Bible sur le bout des doigts et […] enseignait la rigueur, mais peuplait la ville de ses rejetons »p.29) qui est restée stérile après avoir avorté. Par solidarité avec Ninette, il se convertit au catholicisme et promet à sa maîtresse qu’elle se vengera. Pisquette ne peut l’épouser puisqu’elle ne peut pas avoir d’enfant, en revanche il s’engage à lui conserver son amitié et à la protéger. Il lui achète une maison et un commerce, il acquiert « deux fermes à Saint-Antoine, une autre à la vallée de Jacmel, deux camions qu’il confia à d’anciens collègues » et, pour lui, « une maison en ciment à Jacmel même ». C’est le début d’une ascension prometteuse.
De son côté,Ninette prospère dans son commerce à tel point que la ville l’appelle maintenant Gros Nina. Elle a « fait une concurrence inimaginable aux bourgeois du Bel-Air » (p.93), puis elle a intelligemment bifurqué vers la médecine grâce à sa science des plantes, « un don de famille » (p.93). Elle a même sauvé la fille d’un notable local sans demander de rétribution mais en a obtenu, par la suite, de solides appuis pour l’extension de ses activités commerciales. De plus, elle concocte des potions secrètes auprès desquelles le Viagra semble n’être qu’une plaisanterie (pp.94-98)… elle acquiert de ce fait une indéniable « influence dans la vie politique jacmélienne », et cette science naturelle des plantes fascinera d’ailleurs le docteur Puissant qui lui enverra certains patients. En fait, tous les protagonistes de ce roman forment la congrégation de la classe moyenne en Haïti, la focalisation s’en opère à partir de Pisquette, ex-homme du peuple, homme enrichi, certes, mais jamais dupe. Il se sent la goutte d’huile qui flotte sur l’eau. Et il est le témoin clairvoyant du jeu théâtral que les autres lui jouent.

Petites gens, petits rêves
                        Le mariage de l’opulent Charles Pisquette avec Marie-Thérèse Cardinus (pourtant simple fille de sacristain) réunit tout ce que le microcosme jacmélien peut rassembler d’intellectuels et tous les journaux importants en Haïti relatent cet événement. Suit une description minutieuse des invités qui se déploie en paragraphes successifs en une litanie ironique de rêves petits-bourgeois qui s’égrène. Tous se demandent secrètement comment obtenir de l’argent de Pisquette.
Ce qui gêne les bourgeois qui le fréquentent pour en tirer profit, c’est d’abord son « ascendance modeste », ensuite le fait qu’il ait épousé une femme elle aussi issue d’une famille très simple, qu’il ne manifeste aucunement la volonté de se montrer en qualité de bourgeois lui-même alors qu’il en a largement les moyens financiers, enfin qu’il ne se soit pas laissé influencer par un potentat local sur le point de faire faillite, qui voulait lui faire épouser sa fille, Jocelyne Boréol. Pisquette, à son humble façon, se montre donc un homme libre. Ses rêves sont simples et il les choisit dans la gamme du réalisme. D’ailleurs son Haïti est celle des cartes postales
« Au loin la mer fêtait ce nouveau jour dans ses draps bleus ; et ses cheveux ébouriffés giflaient les crêtes des rochers et s’abîmaient sur les plages, émerveillant les amants, abreuvant le sable et dialoguant avec les cocotiers et les palmiers, tandis que les pêcheurs se délassaient à l’ombre des vœux vannés de leurs rêves sifflés. » (p.190)

Vodou et mauvais augure
                        Mais la réussite des uns provoque immanquablement la jalousie des autres. Un personnage, pourtant, a gardé intacte sa relation avec la nature, une femme qui a su sauvegarder des rapports étroits avec la terre, c’est la mère de Pisquette. Et elle rêve. Et son rêve n’est pas bon.
« Depuis deux mois la mère de Pisquette était inquiète. Elle avait vu en songe un arbre immense, d’une envergure monstrueuse. Son tronc, disait-elle, était plus large que deux maisons. […] L’arbre se dressait, masse de feuillage étonnante, au milieu d’un immense carrefour. Ses racines effrayantes couraient sur la terre qu’elles veinaient. »(p.265)
                        La vieille femme raconte à qui veut l’entendre qu’elle voit sous cet arbre des enfants qui jouent et des adultes qui discutent. Elle reconnaît au milieu d’eux Pisquette et sa femme. Elle décrit l’arbre à plusieurs personnes, il n’y a pas de doute, c’est un « mapou-zombi » (le mapou-zombi est une sorte de baobab, arbre typiquement africain qui abrite logiquement les dieux du vodou, à ne pas confondre avec le mapou banal qui n’est qu’un fromager).
                        « Allez voir à Meyer si ça ressemble à votre rêve. » lui conseille-t-on.
La vieille femme se laissera obséder par ce songe difficile à décrypter. Or, Pisquette a un accident de cheval le jour-même où Marie-Thérèse met au monde ses deux jumeaux Toussaint et Christophe, mais tout semble bien se passer, Pisquette se remet et les bébés sont bien portants. Toutefois le rêve va à nouveau s’imposer et Lériné aidera Mme Pisquette à voir clair dans le message. Charles Pisquette, pris dans la tourmente de la chute de Magloire, sera dénoncé par des envieux, emprisonné à Port-au-Prince et étrangement sauvé par l’intervention de Me Barthoux. Pisquette a été arrêté à l’Hôtel du Grand Arbre. Et il est soigné un peu plus tard à l’Hôtel Carrefour… le rêve avait donc bel et bien un sens prémonitoire, mais c’est Pisquette tout seul qui s’est débattu « dans les cactus du cauchemar, dans les bras de la fumée, dans la rouille du rêve » (p.330). Un autre personnage accède alors à une sorte de rédemption au cours d’une discussion à la fois philosophique et politique avec son fils Justin, c’est Me Barthoux. Lui, refuse de sonder les mystères des rêves, il est devenu trop cartésien, mais sa mère lui avait dit « de faire très attention à [ses] songes »
Et Barthoux accroche son rêve à un sujet solide, Dessalines. Le Père qu’il n’aurait pas fallu tuer…
MORBRAZ

 

samedi 6 mars 2010

Haïti chérie d'Hans-Christoph Buch, une piste allemande

Une piste allemande
Buch, Hans Christoph, romancier et essayiste, est né en 1944 à Wetzlar (Allemagne). Il a enseigné dans de nombreuses universités aux USA, en Argentine, à Cuba et présenté des conférences dans les Instituts Goethe d’Afrique Occidentale, d’Amériques, d’Inde et de Chine. Il est également reporter de guerre pour l’hebdomadaire Die Zeit et couvre ainsi les conflits en Afrique, en Asie et en Europe. Ses fréquents séjours en Haïti ont inspiré certains de ses romans : Le mariage de Port-au-Prince (Grasset, 1986), Haïti Chérie (Grasset, 1990), Amiral Zombie ou le retour de Christophe Colomb (Grasset, 1993). Sa dernière publication chez Grasset date de janvier 2006 : Ombres dansantes ou le zombie c’est moi. Nous nous intéressons aujourd’hui à

Haïti chérie, Hans Christoph Buch, éditions Grasset, 1990.

Hans Christoph Buch fait incontestablement partie de la tribu des écrivains contaminés par Haïti, mais il y a chez lui un détail particulier : une branche de sa famille est d’origine haïtienne. Dans ce roman, l’écrivain s’efface derrière un narrateur lui-même confident d’une certaine Madame Erzulie Fréda Dahomey, dite Maîtresse Erzulie, Vénus du panthéon vodou. On la connaît aussi sous les appellations suivantes : Erzulie Dantor ou Erzulie Zés Rouge, Erzulie aux yeux rouges. C’est à l’évidence une maîtresse-femme, éternelle survivante, et elle s’empare d’emblée du récit dans le « Prologue ». Elle en profite –c’est tout de même son métier- pour mettre la main sur le lecteur qu’elle n’envisage que mâle : « Viens donc avec moi, cher lecteur, tu ne t’en plaindras pas, j’ai déjà connu ton père, j’exerce le plus vieux métier du monde… »

                        Hugo Pratt, le célèbre créateur de Corto Maltese a également utilisé ce personnage d’inquiétante déesse de l’Amour sous le nom de Bouche-Dorée dans une aventure de son héros située entre Haïti et Brésil, L’aigle du Brésil.

                        À partir de la déesse Erzulie, Buch va décliner une baroque allégorie d’Haïti. Le roman est découpé en deux « livres », le premier comprend « les récits de ma tante Erzulie », le second « les seigneurs des ténèbres ». Erzulie retrace une chronique historique tout au long d’une vaste fresque dans laquelle elle mêle les trois cultures américaine, africaine et européenne dont elle est « l’héritière légitime »
« dans mes veines coule du sang rouge, noir et blanc, j’ai des ancêtres espagnols et français, sarrasins et normands, allemands et juifs, africains et indiens. »
Elle va jusqu’à battre le rappel des Vikings qui avaient découvert le continent américain avant les Espagnols et même des marins irlandais qui auraient devancé les Vikings. Cette prostituée éternelle traverse en riant les siècles et visite tous les continents, mais c’est sous l’apparence d’une esclave qu’elle rend compte de l’asservissement du peuple haïtien. Elle se glisse aussi dans les lits de tous les dirigeants du pays et nous relate les anecdotes du pouvoir, ironisant dans un style ricochant entre Voici et Points de vue et Images du monde
 HC Buch à Port au Prince 2007  Photo Ph. Bernard
Avatars d’une Vénus noire
                        Erzulie revendique la maternité des décisions du citoyen Sonthonax. C’est elle, en effet, qui le téléguidait après l’avoir happé dans son piège favori : son lit. Puis, elle a confectionné un ouanga, une petite poupée à l’effigie de son amant, cachée sous le lit, et à laquelle elle fait symboliquement ingurgiter chaque jour une mixture que d’aucuns qualifieraient d’infernale. Mais la liberté des Nègres d’Haïti est à ce prix. L’art narratif de Hans Christoph Buch se fait parfaitement haïtien, le lecteur oublie l’auteur ; de plus, celui qui apprécie la littérature romanesque haïtienne, et qui trouverait ce roman dépourvu de couverture et d’un quelconque indice serait persuadé d’être en présence d’un livre indigène. Le merveilleux humecte légèrement le récit, ni trop, ni trop peu ; c’est le tour de force d’un cuisinier étranger qui se lance dans la confection d’un plat local pour le faire déguster de façon anonyme à des habitués du restaurant. Et les clients sont satisfaits. C’est la prouesse de Buch. Un personnage peut se retrouver à l’intérieur d’une guillotine en compagnie d’un oiseau nu ; errer dans un labyrinthe jusqu’à trouver la sortie de la guillotine : un palais de cristal inondé d’une lumière éblouissante ; rencontrer aussitôt la Reine de la Nuit qui n’est autre que Maman Clélie, une hounsie décapitée pour s’être livrée à des pratiques superstitieuses ; se transformer en bouc couché sur un drapeau tricolore ; entendre l’oiseau nu trompetter qu’un sang impur abreuve nos sillons et applaudir frénétiquement de ses ailes mutilées ; et si un crocodile affamé avale d’un coup une hostie trempée dans l’opium… le lecteur trouvera tout cela « normal » : toute frontière entre rêve et réalité est abolie. Sous l’architecture des mots, liberté d’imaginer.
                        La tante Erzulie va aussi faire du remue-ménage à la Nouvelle-Orleans, s’occuper des mystères de Paris et de Londres ; c’est une infatigable voyageuse. Ces portions de l’Histoire ne peuvent en effet laisser Haïti indifférente, mais la focalisation a changé. L’Histoire n’est plus blanche, elle est perçue et relatée par une Noire. Et déesse de surcroît. Elle émaille souvent ses récits de citations latines : la culture dite classique appartient à tous ceux qui se l’approprient. Elle s’amusera énormément à souffler, dans une autre vie, des idées à Karl Marx, des accords au jazz, des techniques aux cubistes et même insuffler quelques graines de génie supplémentaire à un encore inconnu Picasso. Dans un ultime dérapage qui noiera de poussière cette première partie, elle sera Eva Braun (brune ? négresse ?). Elle aura donc beaucoup appris en matière de folie.

                        Pour la seconde partie, « Les seigneurs des ténèbres », Erzulie préfère s’évaporer. Elle se résorbe jusqu’à n’être plus qu’un œil, narrateur omniscient, caméra de notre imaginaire. Elle quitte son territoire taillé dans la subjectivité pour se replier dans un lieu autre, celui d’une impuissante objectivité. L’amour et ses palpitations ne peuvent plus opérer leurs charmes. C’est un long et lent voyage en Papadocratie. Et si les romanciers haïtiens ont largement traité cette période monstrueuse, Hans Christoph Buch parsème son récit de nombreuses anecdotes où l’ironie la plus noire pimente la narration. Mais le lecteur referme le livre rasséréné, Erzulie nous assure que « Papa Doc ne reviendra jamais à Haïti, le Diable le fait cuire à petit feu dans le cercle le plus profond de l’enfer, réservé aux dictateurs latino-américains ». (p.241)

                        Le conte se termine dans les rires, par les recettes de cuisine de la Tante Erzulie, Aphrodite callipyge un instant travestie en onctueuse Bonne-Maman  par la grâce goguenarde d’un carnaval devenu perpétuel. Même si l’humour de la gastronome se teinte parfois de la noirceur du cauchemar, le lecteur gourmand apprend rêveusement à cuisiner à la manière Kalinago (ou cannibale) au choix, un « Espagnol dans des feuilles de bananier », recette qui présente l’avantage de combiner différents ingrédients : européen (l’Espagnol), américains (maïs et manioc) et africain (bananes) ; une « Tête de veau à la Reine Marie-Antoinette » à base de tête d’aristocrate fraîchement décapité ; « Rôti de viande marinée à la Karl Marx » au fumet de soldats leucodermes et enfin un revigorant « Tonton-Macoute flambé en sauce caoutchouc », ne perdant jamais de vue toutefois que la vengeance est un plat qui se déguste froid. 
MORBRAZ

mercredi 3 mars 2010

Haïti Dieu seul me voit, Najman se cache derrière son stylo...

Haïti, Dieu seul me voit, Charles Najman, éditions Balland, collection Le Nadir, en 1995.

      Et dans notre série consacrée à la littérature haïtienne, « les écrivains d’Ailleurs », c’est Charles Najman qui prend le relais : journaliste de presse écrite (Le Monde) et réalisateur pour la télévision (Arte, France 3, La Sept…), puis pour le cinéma Les illuminations de Mme Nerval (1999), Royal Bonbon (Prix Jean Vigo 2002), en 2004 il réalise un important documentaire : Haïti, la fin des Chimères ?
     Mais le livre dont je veux parler ici est un récit très touffu et extraordinairement documenté : Haïti, Dieu seul me voit. C’est le vodou qui va lui servir de guide pour une traversée tumultueuse de l’histoire d’Haïti. Rien de convenu dans son ouvrage, il badigeonne au contraire de couleurs violentes l’image macabre que cette religion véhicule encore dans l’imaginaire européen. Son écriture calque artistement «la cohue, la pagaille, le bordel haïtien, ce mélange anarchique de ruse, de rire, d’insubordination et de détresse» (p.8). Najman est -littéralement- possédé par son sujet, on songe immédiatement, à le lire, au chevauchement du possédé par son loa. Mais il demeure toujours conscient des échos littéraires qui lient Haïti à la France et à toute la Caraïbe. Fraternisent ainsi le Victor Hugo de Bug-Jargal et le Césaire de La tragédie du roi Christophe, le Carpentier du Royaume de ce monde et le Kleist des Fiancés de Saint-Domingue
     Najman s’emporte et nous entraîne à sa suite dans une avalanche d’anecdotes qui rendent à merveille l’atmosphère haïtienne. Il aime le célèbre hôtel Oloffson, « c’est pour moi un luxe inouï, un privilège unique d’occuper seul cet hôtel aux accents mythiques » ; mais il se moque en même temps gentiment des journalistes en mal de copie « choc » qui  viendront y séjourner comme dans un bastion. Il est certain que Frankétienne doit considérer Najman comme un écrivain spiraliste, le tourbillon de sa trajectoire ne cesse de rebondir d’un sujet à l’autre, effleurant les uns, décortiquant les autres, revenant sans cesse butiner dans des lieux cent fois visités, mettant brusquement en lumière un aspect d’analyse pour le laisser dériver à nouveau dans l’ombre. Comme une boulimie d’images. Pour lui, c’est la peinture qui manifeste le mieux l’âme haïtienne

« Les conditions misérables dans lesquelles vit la population haïtienne sont si tragiques que pour y échapper, il lui faut basculer, fuir dans l’imaginaire inépuisable des rites du vaudou. La peinture a été le moyen qu’a pris le peuple pour se reconnaître. Avec un peu de couleur et une surface plate, les Haïtiens ont fait éclater les carcans. La peinture est ici un phénomène incomparable. » (p.22)

     Pour l’amateur européen, la peinture haïtienne est de facto « naïve », Najman interroge de nombreux peintres pour éradiquer ce mythe blanc une fois de plus réducteur. L’un d’eux profère d’ailleurs un constat à méditer
     « Ma peinture s’intéresse à l’invisible. »
     Faut-il vraiment être haïtien pour voir l’invisible ? Et le rendre avec des pinceaux ? Tout devient sujet d’insurrection pour l’enquêteur enfiévré, il s’élève contre la tentative de « folklorisation » du vodou par les élites dirigeantes, contre la « pétrification de l’identité des pauvres », la corruption de la valeur du rêve à seule fin de le téléguider vers les biens de consommation encore plus superflus dans un tel pays, la virulence toujours active d’un capitalisme à la Zola, les machinations sournoises des sectes états-uniennes déguisées en amies-du-peuple, la fascination du dollar, bref : Najman est amoureux d’Haïti, il est un mutant plus haïtien que s’il était né natif de l’Artibonite

« […] perdu au fond d’un bidonville, je ressens soudain l’étreinte d’un pays disparu. Haïti est « une France aux cheveux crépus », « une greffe de parisianisme sur la barbarie africaine » disaient les américains au début de ce siècle. Ils ne croyaient peut- être pas aussi bien dire… Quant à moi, c’est cette France-là que j’ai définitivement adoptée. » (p.52)

     Ce qui est particulièrement intéressant dans l’écriture de cet épidermique, c’est qu’elle montre clairement les propres fluctuations du peuple haïtien ; ainsi l’on sent bien la fascination voilée qu’exerce sur lui le personnage d’Aristide lors de l’interview qui lui est accordée. Nous sommes donc au début de l’année 1991, Najman relate, page 57, le coup d’état du duvaliériste Lafontant (6 janvier). Aristide sortant vainqueur de cet épisode, son aura personnelle s’en trouve singulièrement augmentée. De plus, l’élite intellectuelle port-au-princienne déteste ce petit curé parvenu au faîte de l’État. Si l’on applique le mécanisme du syllogisme, Najman se méfiant de l’élite manifestera donc d’autant plus de sympathie pour Titid.

     Si l’histoire du pays l’émerveille, il doit, pour se sentir totalement adopté, subir l’expérience de la possession vodoue. Dans la partie intitulée « À la recherche de Bois- Caïman », il nous raconte cette aventure dans laquelle il voulait d’abord se montrer discret mais il entra « finalement à l’intérieur du sanctuaire comme un éléphant dans un magasin de porcelaine vodoue… ». Haïtien d’adoption, Najman se laisse entraîner dans la danse rituelle tout en restant conscient « de l’incongruité de notre gesticulation » (p.167). Mais finalement, le résultat recherché se fait sentir
« J’ai l’impression de vivre ce que chacun a sans doute un jour rêvé : éprouver le sentiment d’une puissance inconnue… »
     Cette première expérience sera suivie d’autres qui lui feront gravir peu à peu les échelons. Il aura même l’honneur de devenir un instant le confident d’un puissant vieillard qui se joint brusquement à une procession organisée par une prêtresse célèbre, Manbo Inan. Au creux d’une forêt, « fragment d’utopie caraïbe dans le désert de l’Artibonite », la procession atteint une boucle de rivière et Najman assiste « médusé à la transformation spectaculaire d’un vieillard en poisson. Il semble flotter dans un rêve liquide.[…] Puis, ouvrant et fermant la bouche comme un poisson hors de son élément, il se jette dans la rivière. À présent, ses bras sont tantôt nageoires, tantôt ailes de papillon. Son visage extatique prend l’éclat particulier d’un ange du hasard touché par la grâce » (p.175).
     Le nouvel initié se rend parfaitement compte que ses « réflexes occidentaux ne répondent pas à la situation » mais il mesure également la distance qui protège le vodou de toute attaque d’un pouvoir politique quelconque : « Quant à Aristide, aussi populaire soit-il, son autorité s’arrête à la porte du sanctuaire. Ici, l’État est tout simplement absent ». Et Najman prend plaisir à nous représenter diverses expériences comme celle du voyage sous l’eau de la demoiselle D.D. Magritte : un an d’apnée et une réapparition rien moins que miraculeuse. On se souvient ici d’une expérience similaire vécue par le personnage d’Hortense dans Mère-Solitude d’Émile Ollivier.
Charles Najman avec Dominique Batraville à Port au Prince, 2007

     Najman va s’aventurer très loin en territoire onirique, jusqu’aux limites définies par Frankétienne comme « les parapets de la folie ». Il revisitera la période de la Révolution française et, dans «un énorme délire syncrétique», il mêlera Baron Samedi et Camille Desmoulins… il opposera Sonthonax aux «aristocrates de l’épiderme»… il suggèrera «la présence clandestine en Haïti de Louis XVII, le Dauphin du roi Louis XVI»… il agitera furieusement le bouillon des préjugés de couleur en tenant à la main le brûlot de Frantz Fanon Peau noire masques blancs… il secouera l’arbre des certitudes : «pendant que les Noirs songent à une Afrique imaginaire, les mulâtres rêvent à une France mythique»… il ressuscitera un scénario d’Eisenstein consacré à Dessalines, Le consul noir… il célèbrera les Polonais négrifiés par Dessalines pour avoir refusé l’ordre de Leclerc de massacrer six cents Noirs captifs à Cazale… Najman s’enthousiasme, il magnifie son pays… il voit, bien sûr, «le malheur béant», mais il croit surtout en « une vitalité intacte».
MORBRAZ