jeudi 4 février 2010

André Brink une parole posée

Bouteille à la mer pour André Brink après une brève rencontre à Bamako

Très cher André,
Aussitôt rentré dans mon village niché dans un repli au ras de la frontière italienne, j’ai repris deux de tes livres. Avec leur couverture rose (uniforme du Nouveau Cabinet Cosmopolite de chez Stock), ils sont faciles à repérer, même dans une bibliothèque capharnaüm du type de la mienne. Tu t’y trouves en bonne compagnie, collé à La nieve del amirante d’Alvaro Mutis d’un côté et Révolutions de JMG Le Clézio de l’autre.

C’est curieux, c’est en reprenant en main Un turbulent silence (A chain of voices dans l’édition anglaise) que je me suis souvenu avoir prêté Rumeurs de pluie et Une saison blanche et sèche… (mais à qui ? à ce moment ton cerveau dérape. D’ailleurs ce n’est pas ton cerveau, ce sont seulement les images qu’il s’amuse à faire voltiger dans un brouillard douillet. Ce sont ces images qui dérapent, qui se chevauchent, qui se fondent. Tu cherches sans vraiment le vouloir, c’est la couleur du livre que tu tiens en main à cet instant précis qui sème cette petite graine de souvenir qui pousse à toute vitesse. Tu crois revoir clairement un visage de fille. Une fille qui sourit de gratitude : tu lui prêtes tes livres ! Elle les prend et les serre contre ses seins en sautillant comme une enfant. Mais en réalité, tu ne vois pas clairement son visage mal souvenu. Tu te rappelles seulement clairement l'avoir beaucoup désirée. Et que tu ne l’as pas eue. L’aurais-tu eue, t’en souviendrais-tu mieux ? Tu t’avoues –car il t’arrive d’être honnête avec toi-même- que, sans doute, non. Et tu fermes la parenthèse, comme ça :).

Je me suis donc replongé dans ton Turbulent silence en me disant que c’était une bien étrange traduction par rapport à ton titre original même s’il s’explique car « chacun » dis-tu « ne peut parler qu’à lui-même ». J’aime beaucoup cette histoire répétée. Réfractée, plutôt, par ces témoignages multiples dont la plupart demeurent sans doute à l’état de pensées ou de rêves. Et nous, lecteurs, devenons paradoxalement omniscients. Nous sommes seuls à « savoir ». Nous avons compris depuis les premiers regards échangés que l’impossible destin était en marche comme ceux des héroïnes grecques sont scellés dès que le coryphée prononce ses premiers mots, initiant par là-même la tragédie.
L’autre rescapé était États d’urgence titre français qui respecte d’ailleurs l’original. Et c’est là que je t’attendais, car d’avoir échangé nos paroles à Bamako dans les oasis de silence de l’hôtel Colibri où nous avait réunis l’équipe d’Étonnants Voyageurs, m’a incité à te « lire » vraiment. Non pas que j’aie été auparavant un lecteur superficiel, mais le fait de connaître, même un tout petit peu, un écrivain fait que l’angle de lecture s’incline obligatoirement. Des étincelles, des pépites réinventées grâce à cette seconde lecture corrigée giclent en reflets de scènes autobiographiques. Même la dédicace affectueuse à « M. » m’a imposé Melissa alors que je ne l’avais tout d’abord pas remarquée… et j’ai pu, de mon côté, revisiter l’étrange duplicité narrateur/auteur qui rôde dans les méandres de la mise en abyme. Parfois profondément, obscurément. Parfois en plein soleil. Comme une île.
Et j’ai eu, moi aussi, violemment envie de toucher la peau de Melissa, d’entendre le son de sa voix, de la regarder marcher dans la rue ou dans le bois. Envie de la faire rire pour l’éclat de ses yeux. Bref… un peu jaloux. Les êtres de papier sont si vivants. Tellement plus vivants que ceux que l’on croise chaque jour et même, chaque nuit.
J’ai vraiment beaucoup aimé relire ce roman après avoir fait ta connaissance, c’est une très belle expérience. Sans doute ces deux livres seraient-ils, sinon, demeurés collés sur l’étagère, coincés entre Le Clézio et Mutis. Longtemps. Jusqu’à ce qu’une femme, un jour, un soir, se glisse jusque dans ma chambre et tombe sur eux, comme ça, et me demande si elle peut m’emprunter les deux romans d’André Brink. Elle me les rendra dès qu’elle les aura lus, dans une semaine, c’est juré… je dirai oui évidemment… elle est très belle.

- Au fait, comment t’appelles-tu ?
- … Melissa, pourquoi ?
C’est comme ça que je suis mort.

MORBRAZ

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