dimanche 21 février 2010

Une cavalcade inaugurale : La piste des sortilèges, de Gary Victor

La Piste des Sortilèges[1], de Gary Victor, éditions Vents d’Ailleurs, juin 2002



Ce gros roman raconte sur cinq cent douze pages l’histoire d’une course folle. Une course contre le temps et contre l’injustice. Le quêteur, c’est Sonson Pipirit (héros déjà apparu en 1988 sous la plume de Gary Victor chez Deschamps en 1988 : Sonson Pipirit, profil d’un homme du peuple). Il est une sorte de Diogène halluciné armé de son flambeau, à la recherche d’un homme, d’un juste. Il va devoir affronter la Nuit et ses périls innombrables.


L’ « objet » de la quête, c’est Persée[2] Persifal[3] (on remarque le très créole écho paronymique). S’il est l’incarnation nouvelle d’un christ noir, il est d’abord l’ami de Sonson Pipirit. Or, Persifal a été tué de manière indigne et Sonson a pris la décision de le ramener du royaume des morts. Il réussira évidemment à rattraper in extremis son ami tout au bout de la piste des sortilèges, à un jet de salive de l’enfer, du « pays sans chapeau ». Ni plus ni moins. Mais il lui faudra néanmoins l’espace de cinq cent douze pages… c’est dire l’étendue de la tâche !
Persifal est le personnage-clé du récit, il « hait le mensonge » (p.35). Tout au long de sa quête, Sonson s’efforcera toujours lui aussi à dire la vérité. Josipierre, l’ancien ami de Persifal, a été retourné par le pouvoir grâce à la magie bien connue dite du billet vert. Il est devenu, de fait, son ennemi juré. Mais ce Josipierre devra finalement mourir dans une seconde version de l’existence pour que puisse mourir normalement, et ainsi se libérer, Persée Persifal.
Un prologue met en scène un enterrement avorté. Le cercueil, déposé à la grille du cimetière, s’en va tout seul sur l’épaule du nain Josaphat, serviteur de Bawon[4] dans le crépuscule. À l’intérieur du cercueil se trouve le corps de Persifal.
Le récit démarre sur le témoignage d’un certain Jerry Cappleton, officier états-unien qui a « encore pas mal de choses à apprendre sur ce quart d’île de rêve » (p.12), et qui présente comme un air de fraternité avec le « sous-lieutenant enchanté » du Romancero aux étoiles de Jacques-Stephen Alexis. C’est lui qui ouvre le dossier Persifal.
D’emblée, le merveilleux prend le pas et la Sirène (qui se présente en double écho sur la couverture du roman, en tôle ciselée[5] œuvre de Serge Jolimeau) est le premier personnage à entrer en action.
Sonson Pipirit, véritable héros de la quête, est obligé de pactiser avec toutes les apparitions qu’il croise sur cette piste diabolique. Il présente de nombreuses affinités avec le lièvre Leuk des contes d’Afrique de l’Ouest, roulant les uns, mettant les autres hors d’état de nuire, séduisant illico toute femelle (Sonson possède dans ce domaine précis un don remarquable et ce n’est pas Gede Loray, fille de Bawon, qui prétendra le contraire : voir le récit circonstancié de ses « cent orgasmes » entre les pages 97 et 101 !), n’hésitant pas à offrir des cornes à Papa Simbi lui-même, et esquivant tous les mauvais coups grâce à une chance toujours en éveil. 
Mais il lui faudra affûter son courage et ses réflexes pour affronter pêle-mêle un spectre et une botte maléfique, un « cochon sans poils », un basilic affamé, une vieille et son mandrill, la tentation pour un diadème de vouivre vodoue, la folie d’un terrible flibustier, un Vèvè vivant multicolore et voleur de ballade, un albinos songeur, un crâne qui chante, la malédiction d’un trésor enfoui dans un puits, des convoyeurs d’âmes damnées, avant de terminer son périple dans un autobus salvateur qui charrie finalement tous les personnages ou leurs avatars vers une lumière nouvelle.
Il aura fallu, à chaque mauvaise rencontre, que Sonson prouve par une anecdote que Persifal est bien un Juste et que sa présence sur la Piste est due à une sorte d’erreur judiciaire. Cette Piste est en fait un passage, un purgatoire, un lieu qui n’obéit à aucune loi. Une fois l’opposant convaincu, Sonson gagne un niveau et peut continuer plus loin sa tentative pour rattraper Persifal avant sa chute en enfer.
Sonson n’est pas vraiment tout seul. Quelques rares personnages lui viennent en aide sur la Piste, des adjuvants auréolés de merveilleux : Petit-Noël Prieur, qui peut se fondre en de multiples apparences, Vasquez l’inverti, sorte de marassa-négatif de Sonson, Dougan et sa couleuvre-fardeau, un rapeur désolé à la chanson magique, Manmzèl, une fabuleuse beauté pourtant dédiée aux ébats de Papa Simbi…
Le récit est truffé d’interventions humoristiques de personnages politiques bien réels (de Duvalier à Aristide) qui font encore l’actualité du pays. Les effets d’accumulation abondent, comme pour contrebalancer la pauvreté bien réelle du quotidien. Les titres des différentes parties sont à effet d’annonce, comme dans Solibo Magnifique de Chamoiseau.
Les sept « stations » de Persifal découpent le récit touffu des aventures du chevalier Sonson, à travers une métaphore volontairement nébuleuse de l’Haïti d’aujourd’hui, un désordre inconcevable, une sorte de nœud gordien politique dans un temps distendu…

Tout au long de ce truculent roman, le temps devient, en effet, une notion particulièrement floue, élastique. Sonson Pipirit, chercheur d’aube, agit dans un espace nouveau, parallèle au temps réel mais distendu par le rêve. Le récit s’ordonne ainsi en boucle. Il s’inaugure et se termine sur l’intervention de l’officier états-unien Jerry Cappleton, d’une part en témoignage auprès de sa hiérarchie et d’autre part sous forme d’un extrait de journal intime. Juste l’espace d’une prise de conscience.

MORBRAZ

[1] Réédition du roman déjà paru à Port-au-Prince chez Deschamps en 1997.
[2] Persée : peu à voir (pour ne pas dire rien) avec le héros de la mythologie grecque, mais sans doute un reflet du personnage de la comédie de Pedro Calderón de la Barca, Auto Sacramental alegórico intitulado Andromeda y Perseo, en hommage à une culture baroque s’il en fût, incluant la « christianisation » du personnage de Persée.
[3] Persifal : que l’on peut sans conteste rapprocher de Perceval  mais certainement moins celui de Chrétien de Troyes  ou de Wolfram von Eschenbach que du Parsifal wagnérien, héros du renoncement. Nous pensons plus particulièrement à un avatar du personnage créé par Virginia Woolf dans son roman Les Vagues (1931) qui, bien qu’absent, se voit sans cesse reflété par le témoignage de ses amis.
[4] Baron Samedi, le gardien des cimetières.
[5] Les fers sculptés haïtiens sont célèbres aujourd’hui. Cet art est né en 1953 à Croix des Bouquets. Le bosmétal travaille la tôle de récupération des drums, gros bidons métalliques. La sirène est un thème privilégié de ces artistes.
 


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