dimanche 14 février 2010

Romancero aux étoiles, un florilège de contes haïtiens par Jacques-Stephen Alexis

 Romancero aux Étoiles de J.S. Alexis (Gallimard 1960, puis Gallimard L’Imaginaire n°194, 1988)

   Il ne s’agit pas ici d’un roman mais d’un recueil de contes prenant, pour certains, l’allure de nouvelles. Alexis utilise ce moyen d’expression littéraire plus populaire que le roman proprement dit sans doute pour toucher un hypothétique lectorat auquel insuffler, de manière à la fois ludique, récréative et cryptée, son message révolutionnaire militant, ce qui lui permet de s’exprimer sur le réel à travers l’artifice du merveilleux et de l’onirique véhiculés par le conte. Il faut aller chercher derrière l’allégorique, comme l’avait suggéré Philippe Décius, «ces vérités distillées  dans un pays où la parole est suspecte».
Ce romancero est une suite de neuf histoires rapportées par le neveu d’un prince des composes1. Le dit du Vieux Vent Caraïbe est une broderie sur des thèmes soit anciens soit modernes allant de la fable à la nouvelle.
  •  Le premier conte : «Dit de Bouqui et Malice», appartient au vieux fonds populaire(parallèle à celui de «Leuk-le-Lièvre» que l’on écoute en Afrique de l’ouest), mais transposé sur le plan de la lutte sociale en Haïti. 
  •  2ème conte : «Dit d’Anne aux longs cils». C’est l’évocation d’un petit peuple au sens magique, «pêcheur d’huîtres et de lune», racontant l’histoire de cette «fille d’une anémone de mer et d’une mouette» à charges de descriptions surréalistes (voir les pp. 54-55 par exemple), récit qui finit de s’égrener au fil des mois, de janvier à décembre, dans un temps de rêves et de métamorphoses.
  • 3ème conte : dans la lignée des contes africains, la fable «Tatez’o-Flando» raconte l’histoire éternelle d’une femme maltraitée par son mari. Mais, derrière l’apparence guignolesque de  cette farce, Alexis, une fois encore, ressasse sa vision de l’homme par rapport à une société qu’il lui reste à bâtir.
  • 4ème conte : «Chronique d’un faux amour», de ton plus méditatif, oppose le mysticisme catholique à une tentation de luxure et de lubricité racinée en terre vodoue. L’écriture se  fait romanesque pour introduire le lecteur dans un univers fantastique. C’est l’histoire d’une jeune fille zombifiée le jour de son mariage (coucou Hadriana, l’héroïne de Depestre ! roman qui paraîtra… en 1988). Texte anti-sommeil, anti-torpeur, texte appel à la vigilance. Le rêve de la zombie tente d’emmener son esprit vers l’issue de la lumière à travers l’évocation de ses souvenirs. Enfermement psychique, isolement physique, très belle métaphore sur le devenir politique d’Haïti, jouant sur la distorsion du temps à l’intérieur d’un non-espace (l’échappée du rêve dans une chambre close d’un cloître).
  •  5ème conte : «Dit de la Fleur d’Or», c’est ici un hymne à la reine historique, assassinée par  les Espagnols, symbole de la résistance haïtienne, Anacaona, équivalent identitaire de ce que fut la découverte de la civilisation d’Ifé pour le mouvement de la négritude. Un amer indigène historique à opposer à la dictature européenne conquérante.
  •  6ème conte : «Le sous-lieutenant enchanté» que l’on pourrait sous-titrer «l’aventure haïtienne d’Earl Wheelbarrow, soldat yankee retourné». Ce soldat, issu du sud des États- Unis, dont le nom évoque, bien sûr, la brouette -engin qui n’avance que poussé par l’homme- pénètre en Haïti à la recherche d’un trésor enfoui au fond des montagnes. Assez raciste dans ses premiers contacts :
    «On disait ces nègres d’Haïti inconscients de leur infériorité congénitale, orgueilleux même de leur race et de leur passé légendaire, sensibles à la moindre allusion, cabrés à la plus légère piqûre, violents et tellement familiers...» (p.190) Earl, isolé, va subir une série d’épreuves que l’on peut deviner initiatiques et se rapprochera sensiblement du peuple qui l’entoure jusqu’à se convertir à sa religion. 
    «-Aimes-tu cette terre, et tous les hommes de cette terre? Peux-tu te sacrifier à eux, sacrifier tout? -Je ne connais plus que cette terre et les hommes de cette terre ! affirma le lieutenant.» (p.205)      Et cet homme que tout oppose d’abord à ce monde nouveau, va connaître l’amour et une certaine forme de bonheur en atteignant, en touchant enfin du doigt un palpable idéal humain par un retour à un mythique Âge d’or, le trésor enseveli. Tombé sous le charme d’Haïti, Earl Wheelbarrow, le lieutenant enchanté, tombera logiquement sous les balles de ses compatriotes envahisseurs.
  •  7ème conte : «Romance d’un petit viseur» réinterprète un conte initiatique de l’ouest africain. Improvisation sur un thème qu’Alexis a déjà magistralement mis en scène dans son magnifique roman Les arbres musiciens. Faut-il encore une fois extrapoler et voir dans cette fable haïtianisée une signification de portée politique ?
  • 8ème conte : «Le Roi des Songes», dont le titre nous laisse présager l’univers onirique, nous offre un héros en vol pour New-York, en compagnie d’une «véritable équipe de la tour de Babel». Il vient à s’égarer dans une prairie magique au cœur de laquelle sa vie ne palpite que dans l’onirisme. La vraie vie ne devrait-elle qu’être rêve? La rencontre du narrateur avec le Roi des Songes, «roi démocrate, presque roi républicain...» dont le but est d’inoculer progressivement à l’humanité endormie dont il a la charge, le rêve révolutionnaire. Souverain d’un royaume paradoxal, il révèle l’ultime phase au narrateur :
    «...ma dernière grande idée royale, c’est la guerre... Oui, parfaitement ! la guerre ! Il faut en effet que le Royaume du Rêve périsse pour que triomphe le rêve sur la terre !» (p.245)
  • Et enfin, 9ème conte : «La rouille des ans» que l’on pourrait lire comme «le blues du crapaud roux», est un conte sur le Temps, à la fois lyrique et inéluctable, c’est une allégorie de la lutte entre la tradition et la modernité.
MORBRAZ

1 Le compose est un griot, un conteur itinérant.

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