jeudi 18 février 2010

Lettre à Jean-Marie Gustave Le Clézio, prix Nobel de littérature (bis repetita)

Écrit dans les « montagnes » du Mercantour 
 
 Cher M. Le Clézio, 
Je vous écris ce mot sans savoir - au départ même - si ce «mot» se transformera en «lettre»… j’ai deux raisons à vous donner.
La première tient au fait que je suis enseignant en Lettres (justement !) et que je tiens à vous remercier pour la magie de vos œuvres. Chaque année, en effet, elles font partie du petit  festin littéraire que je concocte pour mes élèves. Pourquoi Le Clézio ? Contrairement à ce qu’a vomi, à l’époque, un gratte-papier envieux dans un quotidien du soir, parce que les enfants sont sensibles à la simplicité de l’expression écrite, à l’évidence des images propagées, à la qualité humaine des personnages.
Lullaby, avec sa délicate connotation anglaise, révèle magiquement aux adolescents – filles ou garçons – la difficulté, la dureté parfois, de la métamorphose douloureuse entre le grand enfant et le petit adulte. La révélation de la solitude même si c’est une ritournelle dans les chansons qu’ils écoutent ensemble, reliés par le double fil des écouteurs d’i-pod. Quelqu’un, et un écrivain en plus –alors qu’ils
n’aiment pas lire, c’est le prof qui oblige- quelqu’un écrit une histoire aussi belle qu’une chanson partagée. D’un coup le livre fait moins peur. D’un coup, certains vont même acheter des livres pour les déguster, assis contre un mur.

Que dire de Mondo ? Justement, dans la classe, tous ont soudain envie de dire, des mains se lèvent, ils aiment ce petit garçon qui ne peut compter que sur sa petite grande force… Et de Petite Croix qui découvre la lumière bleue ? Et de Gaspar si conscient de « s’être perdu » ? Et de John, de Nantucket qui passera sa vie à se souvenir d’Araceli ? Et même, que dire encore de Charles Melville Scammon qui a si épouvantablement assassiné son rêve ?

Au lycée, j’ai fait étudier ensemble Désert et Gens des nuages. Étude couronnée par un film : Imuhar1 une légende… ce fut un beau cours, j’en ai gardé un souvenir fort. Les élèves aussi. Mais j’avais eu l’occasion de passer de longs mois, dans ma jeunesse, avec des Kell Ajjer, du Tassili à l’Adrar des Iforas, à pied, évidemment, marchant à côté des chameaux. Transportant le sel pioché dans l’Amadror et le portant jusqu’au Hombori et chez les Dogon… ça sert, plus tard, quand on est devenu prof…  Eh oui, n’en déplaise aux médiocres haineux qui viennent planter leurs petits crocs de roquets dans la récompense que vous méritez mille fois, vous, M. Le Clézio, vous amenez les adolescents au plaisir puissant de la lecture, et ils n’abandonneront plus. Ils en liront d’autres, Pennac et sa joyeuse bande, c’est sûr. Mais ils iront aussi rendre visite à Jules Verne, à Jack London, à Hermann Hesse, à Hugo Pratt… Ceux-là sont sauvés : ils réfléchiront par eux-  mêmes, ils seront plus durs à manipuler, ils deviendront rebelles aux systèmes tout préparés.
C’est beaucoup. C’est essentiel.
Merci à vous, M. Le Clézio. 

Maintenant, et c’est la seconde partie de ce « mot », j’en viens au prix Nobel.
Vous ne le savez peut-être pas, mais dans l’ombre la plus totale, dans un pays que je connais bien et que j’aime profondément, un homme se bat. Il se bat avec des mots. Des mots majoritairement en français, mais aussi en créole. Il a bâti, envers et contre tout, une œuvre colossale riche de plus de quarante volumes aujourd’hui. Il est à l’origine d’une vraie mutation dans ma propre vie car j’étais un homme de voyage. Pendant vingt cinq ans, j’ai parcouru la planète, exerçant des métiers différents et un jour, je suis tombé sur Ultravocal. Un livre de Frankétienne, écrivain haïtien. Un livre comme un coup de bambou. Un objet rare et puissant. J’ai repris alors des études à l’université et j’ai fini par un doctorat en Littérature Comparée à la Sorbonne. Et je suis devenu au fil des ans, des livres, des dangers, des heures passées à regarder ensemble les étoiles dans le ciel de Port au Prince, un ami de Frankétienne.
C’est un écrivain d’une très rare puissance. Et il faut une force herculéenne pour résister en Haïti. Il l’a fait. Il a écrit sous Duvalier, sous la junte de Cédras, sous Lavalas de Titid. Il a réussi à ne pas mourir. Et il a écrit, écrit, écrit à s’en déchirer les yeux, à s’ensanglanter les doigts, à hurler. D’autres ont écrit aussi, bien sûr, mais tous ont suffoqué, ou presque. Ils ont fui l’invivable. Ils sont au Canada, ils sont à Miami ou à New York, ils sont en France… trois sont restés sur place, en Haïti : René Philoctète, Jean-Claude Fignolé et Frankétienne. C’est tout. Voici le trio de héros, fondateurs du mouvement spiraliste. La spirale pour s’évader, tous les trois, d’Haïti vers les étoiles. Et revenir pour écrire des poèmes, des romans, des pièces de théâtre. Pour crier qu’ils étaient vivants. Qu’ils bougeaient encore.   Frankétienne espère le Nobel de littérature depuis de longues années déjà. Il a lutté. Il lutte encore mais – je le sens - il peut faiblir. Surtout après cette monstrueuse catastrophe. Avec l’argent du Nobel, il montera des écoles aussi bien au Bel-Air que dans l’Artibonite, il donnera vie à des troupes de théâtre (la seule culture possible pour les illettrés qui grouillent), il révélera des peintres…  Il sait qu’il va y arriver. Il sait. Mais il attend sur le pas de la porte, ses livres-tonnerre empilés entre ses bras. Debout. Comme il a toujours été.

Voilà, M. Le Clézio. Je vous demande juste d’avoir une pensée pour lui, rival malheureux, mais si habitué au malheur.   
Tannemert ou bien trugarez, en nomade de sables comme d’océans… Sur ces mots en suspens, je vous prie de croire en ma très grande admiration et de recevoir mes salutations garanties aussi d’origine bretonne.

MORBRAZ

1 Cela veut bien dire « Être libre » en tamahaq, n’est-ce pas ?

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