mardi 16 février 2010

Les plages de Jean-Claude Charles, version Blues

Jean-Claude Charles est né à Port-au-Prince en 1949, le 20 octobre. Obligé au départ, il s’expatrie d’abord au Mexique, à Guadalajara, pour continuer des études qu’il abandonne finalement. Il se retrouve aux USA puis en France où il finit par jeter une ancre distraite. Il collabore au Monde pour la presse écrite, à Antenne 2 pour la TV, à France Culture pour la radio…
Il a inventé (in Le corps noir, éd. POL, 1980) un joli mot, qui lui colle bien à la peau : l’enracinerrance. Mot-valise oxymore et paradoxal pour ceux qui n’en ont pas, car ils ont souvent été, comme lui, obligés de partir sans rien emporter.
Lui, il avait emmené dans son absence de bagage, son regard affuté, sa langue précise, et surtout son blues qui ne le quittera jamais. Il est mort le 7 mai 2008 à Paris, là où il avait planté ses racines si fines.

De si jolies petites plages de Jean-Claude Charles éditions Stock (1982)

Il s’agit ici d’un récit-reportage écrit par un exilé écorché-vif mais terriblement actif (on peut même dire : activiste), deux ans après le mariage de Baby-Doc avec Miss Bennett. Les premiers boat-people haïtiens sont arrivés en Floride fin 1972… Jean-Claude Charles aura enquêté du 18 mars 1980 au 17 août 1982. Les « dinosaures » de l’entourage de Maman Simone, femme de Duvalier-père, ont repris sévèrement les rênes du pays. On peut parler d’ « ironie du sort » quand on évoque Haïti : lorsque les malheurs s’accumulent à ce point sur un pays, la seule échappatoire envisageable est le rire, même s’il ressemble à s’y méprendre au rire de celui qui a mangé de l’herbe sarde[1]… Le titre même de ce livre n’est-il pas l’ironique paraphrase d’une œuvre légère d’un Jacques Tati estivant : Une si jolie petite plage ?
                        Enquête forte, rebelle, brutale, saccadée, épousant les aspérités ensanglantées d’une réalité qui dure, sur un ton de blues qui fait la marque de cet écrivain, celui qui griffe le papier au rythme de Haitian Fight Song de Charlie Mingus…
« J’aime les lieux de passage : les quais de gare, les ports, les stations de métro, les têtes de taxi, les arrêts d’autobus. Et les aéroports. Miami, me voici. Dès que j’aurai fait la révolution en Haïti, j’envoie mes troupes annexer la Floride. Pourquoi abandonner une merveille pareille aux mains d’ostrogoths incapables d’en faire un carrefour fraternel dans les Caraïbes ? » (p.81)
    C’est un homme en guerre qui écrit, avec une grande clarté et une profonde conscience de l’Histoire de son pays, il constate des faits et en explique les causes. Il y a ceux qui meurent d’avoir tenté la fuite et dont les corps vont pourrir au soleil des plages pour touristes de cette méditerranée tropicale, et ceux qui réussissent leur évasion mais pour se faire enfermer dans des camps de concentration : « camps au sens fort : avec mirador, barbelés, gardes armés. » (p. 27).  Les enfants bénéficient d’un régime spécial, séparés de leurs parents, évidemment pour leur plus grand bien, les parents restent à Krome[2], les enfants sont envoyés à Millbrook :
« - Oh oui ! Il n’y a pas de comparaison. Krome est entouré de barbelés, tandis qu’ici c’est avant tout un programme d’éducation et d’acculturation.
Objectif avoué : préparer l’insertion des enfants dans la communauté américaine. Autre manière de le dire : préparer les futurs agents d’une portoricanisation d’Haïti ? » (p.59-60)
Ainsi,  «la stratégie de l’orthopédie culturelle[3] » a-t-elle ses tactiques…
Il est tout à fait remarquable de constater grâce à l’analyse pertinente de Jean-Claude Charles que les Haïtiens sont «les seuls boat-people du monde à se réfugier dans les bras des responsables directs de leur malheur» ! Les gardes états-uniens les prennent pour des enfants fautifs qu’il faut encadrer et punir au besoin.  Les camps ne se trouvent pas tous aux Etats-Unis, certains Haïtiens échouent aux Bahamas, Fox Hill, la prison centrale de Nassau les attend, les plus chanceux finiront dans le bush, au sud de New-Providence, un bidonville petit frère de la Saline de Port-au-Prince, son nom : Kamakélod. La même misère, mais… ailleurs. Il y a mieux, comprenez pire, pour ceux qui tombent sur Porto Rico : le célèbre Fort-Allen. « Bienvenidos. Centro de Educación y Trabajo ». Un hybride monstrueux entre Fort-Dimanche et le cyclone Allen qui dévasta les Caraïbes en 1980. De la peur à la révolte, retour à la peur et désir de fuite à n’importe quel prix, les Haïtiens n’en finissent pas de fuir, peu importe la destination finale, même l’enfer… Et l’enfer est toujours au rendez-vous. De quoi choper le blues.
« Et si le blues était sans fin ?
La fin de siècle des Caraïbes s’annonce dure. »
… qu’on se rassure :
« La fin de siècle du reste du monde n’est pas mal non plus. »  (p.222)
                       
Et le début du 21ème siècle (en ce 12 janvier 2010 à 16h53,  avec ce tremblement de terre qui frappe Haïti en faisant d’un coup plus de deux cent mille morts)… s’annonce extrêmement dur.

MORBRAZ


[1] Comme le précise si excellemment le Dictionnaire Géographique Portatif  (« traduit de l’anglois ») de Monsieur Vosgien dans l’édition de M. DCC. LXX. Avec approbation & privilège du Roi, à l’article « Sardaigne », page 627 : 
« […] Il y croit l’herbe Sardoine, qui retire les nerfs, les muscles, produit un rire forcé, d’où vient le risus sardonicus… »
[2] Au sud-ouest de Miami, non loin des Everglades.
[3] Voir Surveiller et Punir de Michel Foucault, Gallimard 1975.


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