Kalibofobo, pièce de théâtre (écrite en 1988) en trois tableaux en langue créole de Frankétienne. Durée : environ une heure cinquante minutes. Le premier tableau met en scène les relations difficiles entre Anatol, symbole individuel du petit peuple haïtien, et le professeur Mélansyèl, tout droit jailli de l’élite. Le deuxième tableau montre l’affrontement entre Anatol et la mort qu’il a un peu vite appelée de ses vœux. Cet épisode initiatique montre un Anatol qui commence à prendre conscience de la valeur de la vie. Le troisième tableau rapproche les deux hommes qui vont maintenant lutter ensemble contre leurs propres laideurs et les mensonges de la société qui, jusqu’à présent, les opposait, ils vont «apprendre à être beaux ».
Kalibofobo, dimanche 27 juillet 1997, dix heures du matin, au Rex-Théâtre, à Port-au-Prince, juste à un jet de salive du Palais National. Frankétienne est prêt, c’est la dernière représentation en Haïti, après, la pièce voyagera à New-York, Montréal, Miami… Complet blanc, cravate rouge, dans un moment sur scène il se glissera dans la peau du professeur Mélansyèl, Henry Robert Jolibois donnera vie à Anatol Kornichon. La partie droite de la scène croule sous un «fatras » au cœur duquel ronfle Anatol, dormeur professionnel et rêveur hors pair, sous un halo de lumière ; de l’autre côté, le public devine la silhouette studieuse du professeur assis à son bureau, étudiant des livres compliqués.
«- Tu me demandes le sens de ce titre… Kalibofobo : c’est une récupération de ces anciennes expressions créoles glanées de ma jeunesse dans l’Artibonite. On pourrait traduire cela par : « son cas est beau… mais c’est d’une fausse beauté ». C’est un voyage à travers nos structures mentales haïtiennes, voyage implique découverte, donc un voyage vers la découverte de nos laideurs. Nous nous gargarisons de slogans politiques mais nous refusons de changer intérieurement. C’est le problème d’Haïti, cette crise séculaire arrive à un point critique, le désordre confine au cataclysme et la lumière se fait très lointaine. Ou bien nous périrons tous… ou bien nous allons encore survivre !
Cette pièce étudie les rapports entre un élève, Anatol Kornichon, et son professeur, Mélansyèl Cléridon Dégidon. Ce n’est pas une pièce sur l’éducation : deux individus s’agitent sur scène et c’est un rêve qui sort de la tête d’Anatol. Il invente tout, même le professeur, mais si les conflits naissent, toute la pièce se tient dans l’espace onirique, ce type est coincé dans ses phantasmes et il invente ce personnage qui le malmène pour s’extraire de cette léthargie envahissante. Lui qui dort toute la journée va créer dans un deuxième temps le Maréchal-la-Mort, le Baron-Samedi dieu de la mort qui vient hanter son espace. Ces créations-rencontres vont provoquer la lente mutation de l’individu qui finira par se réveiller réellement pour crier que c’en est fini du fatras, des ordures en tous genres. Cette pièce ne plaît évidemment pas aux intellectuels haïtiens qui se complaisent dans l’élevage de ce virus de la morbidité mélancolique… pas de droit à l’espoir. Lorsque j’écris pour le théâtre –car mon théâtre est essentiellement… exclusivement… fondamentalement… fonctionnellement créole (c’est un choix !), je ne peux pas écrire une pièce en français – lorsque j’écris, donc, cette langue créole s’impose totalement car j’ai la conviction de communiquer immédiatement avec mon peuple, et c’est le seul espace de communication dont je dispose. Je suis plus connu localement comme écrivain haïtien que comme écrivain francophone : j’ai le privilège de pouvoir m’adresser à des gens qui ne savent ni lire ni écrire ! »
Frankétienne se sent responsable («Est-ce illusoire ? Dérisoire ? ») vis à vis du peuple. Il ne se lance pas dans une révolution : il sème consciencieusement ses quelques étincelles et son engagement politique est évident. Il est donc perçu comme un écrivain politique, mais ses exigences sont d’abord d’ordre esthétique et sa dimension politique ou idéologique ne détruit pas cette qualité de son travail de dramaturge.
-Tu sais… si je suis connu en Haïti, ce n’est pas pour Mûr à Crever, Ultravocal, Fleurs d’Insomnie ou L’Oiseau Schizophone… c’est grâce au théâtre ! même si, comme écrivain tout court, l’œuvre à laquelle je suis le plus attaché c’est Les Métamorphoses… je reconnais la difficulté à lire L’Oiseau, c’est pour cela que Les Métamorphoses sont une tentative de récupération de l’oiseau perdu, mais dans le temps. Pour en finir avec le théâtre, c’est vrai que j’aime cette communication instantanée avec le public populaire, j’avais déjà vécu une telle expérience avec Pélen Tèt en 1978, le peuple comprend le théâtre dans toutes ses dimensions : politique, protestataire, dérisoire, humoristique… comme écrivain haïtien, mon théâtre demeure la partie la plus vivante de mon travail, c’est un espace jubilatoire de recherche sur la langue. J’ai maintenant exploré un grand pan de mon écriture, je ne puis plus donner d’œuvres telles que Ultravocal, l’Oiseau Schizophone ou Les Métamorphoses… j’ai vécu beaucoup d’aventures, arrivé tout de même à soixante et un ans. Existence bouleversée, certes, mais tout de même colorée, métis j’ai passé toute ma jeunesse dans un quartier pauvre, je me suis fait tout seul, j’ai eu une école sans avoir étudié la didactique et j’y ai rempli à peu près tous les rôles de prof, j’ai même été ministre de la culture pendant un peu plus de quatre mois sous la présidence de Manigat, du bon et de l’amer… mon existence est tout de même comblée car mon travail, tant dans l’écriture que dans la peinture, m’a offert une certaine reconnaissance. Ma préoccupation fondamentale depuis une trentaine d’années, depuis Mûr à Crever, en fait, a été l’esthétique de la spirale. Labyrinthe comme itinéraire ténébreux –la spirale est en effet indissociable du labyrinthe- trajectoire au cours de laquelle on périt ou l’on acquiert de la sagesse. A l’intérieur, pas de lumière, ténèbres, de temps en temps seulement, des éclaircies-stimuli pour la force de continuer le voyage. Le voyage labyrinthique rejoint fondamentalement ce voyage fabuleux sous forme d’aventure qui s’appelle la Vie. La vie est conçue d’un puzzle d’imprévus, d’imprévisibles, de surprises, et le parcours labyrinthique constitue selon moi l’essence extrême de ce voyage que nous, humains, faisons avec une sorte d’angoisse mêlée de joie. Le labyrinthe, c’est l’ensemble des structures qui traduit la nature-même de notre voyage individuel, de la naissance à la mort. La spirale, à l’inverse, est un parcours rituel, un guide qui permet, comme le fil d’Ariane, de maîtriser la complexité du labyrinthe, image de la vie de l’homme, et cette spirale est la clé d’or qui te permet de t’évader de l’enfermement qui te brise. »
Anatol, enfermé dans son fatras, a rêvé si fort qu’il a trouvé, lui aussi, comme bien des personnages des romans-spirales de Frankétienne, le sel qui dissout la zombification, Anatol, à l’image du Klodonis de Dézafi, se tient maintenant debout, il avance, il sait où il va : vers la lumière.
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire