dimanche 10 janvier 2010
La dernière goutte d'homme de Jean-Claude Fignolé
La Dernière Goutte d’Homme de Jean-Claude Fignolé
paru au Québec aux éditions Regain/Mémoire/CIDIHCA, collection Bibliothèque Haïtienne, mars 1999.
Ce roman de Jean-Claude Fignolé datant de 1999 marque une nouvelle improvisation sur un thème déjà visité dans Les Possédés de la Pleine Lune et Aube Tranquille (deux romans parus aux éditions du Seuil), la partition en est clairement spiraliste mais la recherche narrative se voit renouvelée. Le mythe de Médée, maîtresse assassine, se mêle aux loas vodous, et l’on pense évidemment à Erzulie, déesse de la sensualité, jalouse et mélancolique, violente et coléreuse sous ses déguisements de Vierge catholique…
« …Roger laissait le livre ouvert, en permanence, à la page qui reproduisait le tableau de Médée.
[…] - Ogun ! Ogun ! Préservez-moi ! » (p.119)
Après un court prologue, le roman se déroule sur trois parties : « Yvan », « Monica » et « Roger », mais après cette troisième partie, le roman rebondit à la façon d’un polar et l’épilogue nous ramène à la vraie vie, nous sort du cauchemar, recule des « parapets de la folie » (Frankétienne) pour offrir enfin une lecture de l’œuvre de Monica « entre l’autobiographie et la fiction » (p.172). Monica est aussi un personnage entre les mains de son auteur que l’on aurait bien tort d’oublier deux ex machina… tion.
Monica est donc une femme « dans l’âge des plénitudes sympathiques » (marronné chez Pennac), elle peint, elle écrit, n’en finit pas d’écrire. Son mari est parti il y a longtemps… sans doute avait-il d’excellentes raisons. Et Monica se cache, se farde, « reflet de sa propre beauté » (p.44), c’est une possessive et lorsqu’elle embrasse pour la première fois l’ami de son fils, elle le marque : « Te voilà ma propriété. » (p.45). Monica est une intello un peu superficielle, plaquant son discours de lambeaux de Gide, de fragments de Malraux, elle s’écoute parler, croyant ainsi s’imposer aux hommes plus par ses éclats d’esprit que par ses formes aguichantes, et quand elle pose la main sur le corps de Roger, elle fredonne l’air de Carmen de Bizet, « …si je t’aime… » etc., menace à peine voilée sous une érudition de collégienne. Monica cherche non pas l’homme, mais un homme, sans doute celui qui n’est plus là, et cet homme n’est-il vraiment qu’une ombre, un Jason furtif ?
Monica, coincée entre sa culture issue de francophonie, et ses rituels vodous, consultera une voyante qui lui affirmera arriver « au bout de la tristesse ». Mais est-ce pour sortir de ce tunnel ou, au contraire, toucher le fond d’un abîme ? Si l’on se réfère au mythe de Médée, la réponse va de soi…
Yvan est le fils de cette femme si compliquée. Il est le lien entre Monica et Roger. Mais Yvan est avant tout l’amant de Roger, l’artiste peintre. Yvan n’existe réellement que par ces deux êtres excessifs : sa mère et son ami.
Fignolé ne tombe dans aucun des pièges de cette situation, il raconte avec tact et élégance cette triple liaison sulfureuse. Yvan a dix-huit ans, il est étudiant, éperdu d’admiration pour cette mère idolâtrée, éperdu d’amour pour ce magicien que représente Roger. Yvan est un être fragile. C’est une victime toute désignée. Yvan, tel un enfant qui ne veut pas comprendre, restera amoureux de Roger malgré cette hallucinante liaison entre son ami et sa mère. Il séchera les cours, il attendra. Il attendra la seule issue à cette situation.
Roger est le personnage-clé de l’histoire, il en est le révélateur. C’est un être veule entre les griffes de sa mère, il n’assume même pas son homosexualité malgré la « grande fraternité » revendiquée (p.26). Il a vingt ans. Son père aussi a quitté sa mère, mais la situation est claire : il est parti avec une autre femme. Et sa mère, logiquement, le tyrannise pour lui faire payer cet abandon.
Roger tombera amoureux de Monica. Elle l’obsède à tel point qu’il s’enfermera pour la peindre telle qu’il la devine et l’idéalise. Et lorsque Monica lui donne un baiser, il trouve d’un coup les hommes fades, « nauséeux » (p.116). Ce revirement lui permettra enfin de se rebeller contre sa propre mère. Roger deviendra fou, car il est trop fragile pour cette brusque révélation. Trop absorbé par son œuvre, il se métamorphose, devient squelettique, « un cadavre » (p.134), et quand il revient à Monica, c’est pour lui faire l’amour à sa façon. Monica plie malgré sa honte. Roger, brisé, se pense Yvan, puis le père d’Yvan. Sa raison s’échappe : des bribes de son histoire remontent vers la surface consciente, drame d’enfant violé par son grand frère. Roger sombre, il cherche ce grand frère derrière la folie, et il tuera Yvan à coups de couteau. La dernière image qu’Yvan perçoit, c’est sa mère secouée de rire… Médée, encore. Dehors, dans Port-au-Prince, les armes tirent, toujours.
Fignolé nous entraîne dans sa spirale scandée par les interventions des « tantes » qui remplacent étrangement les grands-mères des Possédés de la Pleine Lune, celles-ci s’expriment également avec ces mêmes glissements d’énonciation, de la troisième à la première personne du singulier, discours brouillé comme une conversation surprise dans la foule, et la grand-mère revient de temps en temps mettre un peu d’ordre dans toutes ces dérives. Les « tantes » vont peu à peu disparaître, fondre (p.153), leurs bébés se changent en poissons (en savales ?), les rêves se télescopent. Et le rythme des jours, c’est encore le tir sporadique des armes dans la ville. Fignolé fait montre, une fois de plus, de tout le courage qui manque si cruellement aux écrivains de la diaspora : il décrit, il dénonce la situation insupportable dans laquelle se trouve Port-au-Prince
« Une ville de carnage. Bientôt ne survivront que les carnassiers. Policier vénal et fonctionnaire corrompu. Homme d’affaires contrebandier et intellectuel trafiquant de drogue. Politiciens prostitués et chef d’État proxénète. A leur solde, des assassins stipendiés, provenant de la lie du peuple. » (p.107)
L’épilogue offre au lecteur acrobate une relecture possible de cette œuvre très noire… libre à l’imaginaire de chacun d’entrevoir d’autres horizons. Une lumière, une lumière forte : celle d’Ogun, pénètre enfin Monica-Médée, elle quitte cette scène sanglante pour vivre à nouveau l’amour, ensemencée par cette dernière goutte d’homme.
MORBRAZ
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