mercredi 6 janvier 2010

Bellanger Auguste libraire ancien à Nantes

Bellanger, Auguste, libraire ancien à Nantes

J’ai écrit ce petit texte il y a trois ans, je crois, à la mémoire d’un homme qui m’a marqué comme il en a marqué beaucoup d’autres de ma génération à Nantes. Son nom : Auguste Bellanger, libraire spécialisé dans le livre ancien, installé dans le passage Pommeraye, un bloc de passion inusable, un pilier d’optimisme, un monument de joie de vivre.

Décidément, j’ai trop de boulot. Le ouikennd est passé zoum comme un pet sur une toile cirée (ça, c’est une expression de mon grand-père qui me faisait bien rire, l’expression, pas l’ancêtre qui était loin d’être un marrant dans la vie…) mais voilà, j’ai juré, je ne peux pas y couper, alors forcément, je me lance : on y va. Voilà, c’était le tout début des années 80. Le petit Mitterrand commençait tout juste à trucider le Parti Communiste, mine de rien, comme à son habitude ; il avait sans doute de fort antiques raisons.
Bref, je devais partir pour Ceylan (j’ai mis un bout de temps à appeler cette larme au bout du nez de l’Inde, Sri Lanka). J’habitais dans le nord de la France à ce moment-là, pas loin de la Belgique. Rétrospectivement, c’est fou comme les gens sont vraiment sympa là-haut. Je dis ça parce que je peux comparer, ça fait un moment que j’habite dans le sud, douze ans environ, et je ne suis pas encore parvenu à pénétrer dans la maison d’un autochtone originel. Mais notre propos est autre aujourd’hui. Revenons donc au Père Bellanger. Je passe par Nantes pour régler quelques affaires avant de partir pour Colombo et, évidemment, je vais rendre une petite visite à mon vieil ami. Il avait déjà racheté ce local en front de mer à La Baule pour donner un espace à des peintres de rencontre. Bellanger adorait la peinture. Toute forme d’art, en fait, mais un solide appétit pour la peinture. Je ne sais pas s’il gagnait sa croûte (!) avec cette galerie, mais ça lui plaisait visiblement. Et il rencontrait, en plus, des femmes, et ça, ça l’a toujours fortement intéressé. Nous voilà en train de discuter ferme, il était alors en pleine étude d’un manuscrit du XIIIème siècle. Avec vue sur mer. Je lui dis que je pars la semaine prochaine pour Colombo pour une affaire de commerce d’huiles essentielles (j’ai malheureusement toujours eu un train d’avance sur les modes, mais donc jamais au moment adéquat pour ramasser un paquet d’oseille même petit…). Il se gratte le crâne (qu’il avait déjà fort désert à cette époque) et me lâche tout de go qu’il a bien envie de venir avec moi. Gloups je fais intérieurement car Bellanger vient de dépasser allègrement les soixante-dix balais. Mais bon… après tout pourquoi pas ? J’ai toujours voyagé seul parce que je sais que c’est l’unique façon de voyager proprement. Il insiste. Je craque. Il me demande les dates aller-retour de mes billets qu’il note sur son calepin. Je me dis que de toutes façons, il ne va pas y arriver, ou qu’il va réfléchir. Mais non. Le jour du départ, sur un vol Emirates ou Gulf Air je ne sais plus, à l’embarquement de Roissy, qui ne voilà-t-il pas ? Bellanger. Avec son costume léger et une toute petite valise comme un qui a bien l’habitude de rouler sa bosse.
Bref, on arrive à Colombo. À cette époque, les étasuniens n’avaient pas encore eu peur de se faire virer des Philippines vu que leur grand pote Ferdinand Marcos était encore aux commandes du pays. Donc, ils n’avaient pas encore pensé à fomenter des troubles dans le nord de Ceylan en réveillant des très très anciennes querelles entre les Tamils hindouistes (oui, c’est « tamils » et pas tamoul, y’a qu’à leur demander, d’ailleurs, en Inde toute proche, ils ont un état qui s’appelle le Tamil Nadu et pas le Tamoul Nadi…) et les Sinhalas bouddhistes. Au fait pour récupérer quoi ? Ben, la grande baie de Trincomalee, c’te blague : y’a largement de quoi enfourner leur flotte basée à Manille… ils avaient très peur de Cory Aquino (Maria Corazon Sumulong Cojuangco pour les intimes), catho donc à leurs yeux proche des communistes. Ça a l’air fou dit comme ça, mais c’est bien réel. Et le pire, c’est que cette guéguerre dure encore après plus de vingt ans de mise à feu. Et pour rien, parce que la Catho de Manille ne les a pas foutus dehors, elle leur a seulement présenté la note. Qu’ils ont réglé, du moins on pense. Et les bateaux yankees sont toujours à flot dans la baie de Manille.
Mais je m’égare en prolepses qui n’ont guère de raison d’être ici… On arrive donc à Colombo et on va chez Musheen, un muslim rondouillard qui louait une partie de sa maison de Colombo 5 (on dit five en anglais, ça fait tout de suite plus branché, mais c’est un quartier assez chic, faut dire…). Et j’attends qu’un copain me ramène une bagnole qu’on avait dans une sorte de copropriété, un inusable 4x4 Mitsu qui trouvait réellement son usage dans cette contrée aux routes incertaines. Juste au moment où mon pote ramène la voiture et qu’il va la garer juste devant la maison, blam !!! voilà un car qui rate un dépassement et qui écrabouille tout l’avant de la vieille Mitsu. Pas opérationnelle avant un bon bout de temps même avec la rapidité et le savoir-faire d’un troupeau de moines efficaces en garagistes d’un coin de banlieue connu des initiés.
Bon, on réfléchit, car il faut que je m’arrache dès le lendemain pour les montagnes du centre. Le téléphone chauffe un moment et on me propose une moto, une des ces inoxydables 400 Honda qui passent partout pour un carburant modique. Je jette un coup d’œil à Bellanger qui ignore tout de l’idiome de la terre des Angles mais qui est assez malin pour tout comprendre au feeling. Et qui me sort ex abrupto qu’il sera enchanté de faire un tour en moto vu qu’il a adoré se balader en Terrot dans les années cinquante. Au petit matin du lendemain, nous voilà partis sur les routes sri-lankaises sur la moto rouge. Et Bellanger qui n’en perd pas une goutte, assis derrière avec un casque trop petit qui lui faisait comme une bosse blanche sur le sommet du crâne. On est allés partout, sur toutes les routes, un vrai délire. Bellanger toujours content. Jamais une récrimination. Jamais une petite plainte. Mangé de tout. Partout. Un boulimique de l’admiration. Un goinfre des paysages. Un serreur de main hors pair. Un curieux hyperactif, le voilà qui se passionne tout d’un coup pour des textes en pâhli écrits sur des lamelles de feuilles séchées de bambous, de vieilles recettes médicinales ayurvédiques. Il se fait tout expliquer avec des gestes, des renforts de mots répétés qu’il note sur son calepin noir, des rapprochements avec des plantes bien vivantes dans les jardins ou même au bord des chemins. Moi, je m’occupe de mon côté à collecter mes échantillons d’essences végétales. Il y a là de pures merveilles. On passe un mois à sillonner le pays. Après quoi, Bellanger me dit qu’il aimerait bien aller jeter un petit coup d’œil en Inde. C’est pas trop loin et il y tient vraiment. Il a surtout envie d’aller voir Madras et Pondichéry. Pourquoi Pondi… mystère. Eh bien, on y est allé. On a même tiré un bord sur Bombay (qu’il est de bon ton de prononcer aujourd’hui Mumbaï parce qu’on a l’impression qu’en changeant le nom des destinations, on renouvelle le stock d’intérêt touristique), puis on est remontés sur Jaïpur, Delhi et, pour la fin, un petit crochet sur Calcutta via Patna et Varanassi (que les Français appellent Bénarès)… un sacré périple, tout ça en train et en bus. Et en mangeant sacrément épicé.
Au retour, au moment de l’accrochage des ceintures dans l’avion qui allait nous ramener à Paris, Bellanger se penche un peu sur moi
- Il faut que je te dise merci. C’était un très beau voyage… il était temps… il faut que je rajoute aussi quelque chose : juste avant de partir te rejoindre, je suis passé sur le billard. Un cancer du colon. Ils m’en ont coupé un bon bout, mais il en restait assez… c’est ce qu’ils m’ont dit à l’hôpital. Et ils avaient bien raison, tu vois : je suis dans un état impeccable ! et je voulais pas te le dire avant de partir parce que j’étais pas sûr que tu veuilles bien m’emmener. Ç’aurait été dommage…
Et puis, il s’est retourné, il a calé son siège, et hop, il s’est endormi. Comme un bébé. On volait déjà au-dessus des nuages. Pendant des mois, pendant des années, Bellanger m’a encore et encore parlé de ce voyage. Et moi, quand j’y pense, je revois ce bonhomme toujours joyeux, toujours d’accord. Ce drôle de compagnon de route aussi léger qu’une plume.
Dans le doute de retrouver jamais un compagnon de route de même classe, j’ai continué à voyager seul. Mais en pensant à lui.
C’est la raison de sa présence ici, oui : sa présence.

MORBRAZ

2 commentaires:

  1. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

    RépondreSupprimer
  2. 4 février 1673 : Louis Auguste Bellanger de Lespinay arrive à Pondichéry.
    N'était-ce pas pour cela qu'il voulait aller à Pondichéry ?
    Il m'avait demandé de lui faire une injection (qui faisait partie de son traitement)lors de mon passage à la Foire internationale du livre ancien, à la Conciergerie (en 1986?).

    RépondreSupprimer