dimanche 31 janvier 2010

Chronique d'une lutte contre la zombification

Le Mât de Cocagne de René Depestre paru chez Gallimard (1979)

Voici le premier roman de Depestre, roman de lutte contre la «zombification», l’histoire d’un homme auquel le pouvoir en place en Haïti a ôté la possibilité de rêver, donc de penser et d’agir.

Après une justification éminemment trouble (et bien dans la ligne des écrivains de la diaspora haïtienne de cette époque (p.9): «contrée imaginaire», «pure fiction», «toute ressemblance» etc. -même si celle-ci se veut insolente et ironique- laissant un goût amer au lecteur qui peut mettre en balance la violence directe des écrivains restés au pays : Philoctète, Fignolé, Frankétienne, entre autres...) germe un roman puissant qui s’ouvre comme un conte : «Il était une fois un homme d’action qui était contraint par l’État à gérer un petit commerce à l’entrée nord d’une ville des tropiques.» C’est l’histoire édifiante d’Henri Postel, ex-sénateur, qui va se lever presque seul contre l’Office National de l’Électrification des Âmes, l’ONEDA, incarné en chef par le très ignoble Clovis Barbotog, et surtout contre le pouvoir-à-vie de Zoocrate1 Zacharie. Sur un thème de fiction, c’est bien une réalité politique qui est traitée dans un style et une langue luxuriants (et j’emploie à dessein cet adjectif pluriel à fausse polysémie...).

Henri Postel condamné à une mort sociale lente par le pouvoir totalitaire de «Son Excellence le Président à Vie, l’Honorable Zoocrate Zacharie», s’apprête à fuir son pays quand il aura proprement égorgé au rasoir un riche négociant levantin (pléonasme volontaire!) au sourire bardé d’or : Habib Moutamad, associé de Barbotog. Le rasoir se trouvant quelque temps plus tard sous sa gorge, le sourire de Barbotog s’estompe et, finalement, Postel reprend brusquement courage : il se contente d’un bras de fer avec le marchand. La première étape d’une longue lutte se trouve engagée : Postel reste au pays et va combattre avec ses armes. Il s’engage donc dans un concours de mât de cocagne. Celui-ci, image du Pouvoir, se dresse haut et raide en plein cœur de la ville Port-au- Roi. La cérémonie se passera sous l’égide du Docteur Parfait Merdoie2, évidemment... et s’inaugure la lutte de cet homo sapiens, homme conscient s’il en fût, contre «l’homo zachariens» et son système. Lutte de Titans! Le mât suiffé ne se pose-il pas clairement du côté du pouvoir ? Ne serait-il pas la représentation du Pouvoir lui-même ? Les héros de l’ascension savonnée agissent-ils tous selon les mêmes glorieuses motivations ? Le vodou s’en mêle : le grimpeur aux couleurs de l’ONEDA, le funeste Espingel Nildevert, n’est en réalité qu’un macoute qui se prend pour Baron-Samedi, le terrible loa de la Mort. Les amis de Postel, sor Cisafleur, Maître Horace le cordonnier répliquent dès la nuit suivante par l’intervention de Papa-Loko, un puissant sorcier. Postel se trouve ainsi bien vite désenvoûté et dévore un grand bol de force dans l’amour de la jolie masseuse Élisa... Postel, l’ancien de Sciences-Po et de la Sorbonne, sort blindé de sa nuit, à coups de vodou et d’amour, paré pour l’ultime ascension. Pendant ce temps, l’ennemi n’a pas perdu le sien : le mât est allé visiter les appartements privés de Zacharie et le méchant vodou, celui de la main gauche, s’en est donné à cœur joie.
Mais la zizanie s’est aussi introduite dans les clans du Pouvoir : Barbotog contre la femme de Son Excellence, Ange Zacharie. Postel, régénéré en «Gilgamesh des tropiques» (p.127) reprend sa place avec les autres au pied du mât. De son côté, le Pouvoir s’est assuré le concours des évêques locaux pour bénir le poteau, on ne sait jamais. Finalement, aidé de Ti- Lab et Pascal, deux autres grimpeurs acquis à sa cause, Postel atteint le sommet du mât, s’empare de l’arme automatique, cadeau au vainqueur, et arrose la tribune officielle d’éclats de rire explosifs. L’épilogue du récit marque un brusque changement de ton. C’est Élisa, dite Zaza, qui tient une plume et écrit une lettre à Depestre lui-même, déroulant la fin tragique de l’histoire. Non, elle ne va pas partir, malgré l’immense danger, elle va se battre : «Je donne à ma patience des sabots de diamants» (p.178).
Patience devenue, par la force de l’Histoire, la vertu cardinale d’une île torturée.

MORBRAZ

1 On est bien obligé ici de penser à l’âne et l’éléphant desquels il est fait grand cas dans l’immense ménagerie voisine.

2 La galerie de portraits du pouvoir haïtien s’enrichit au fil des pages de nombreuses évocations plus ou moins transparentes, notons, entre autres, p.134, «Claude-Lukner Cabron» qui n’est autre que le sinistre Luckner Cambronne, homme fort du régime, qui fit fortune en organisant le trafic de sang et de plasma haïtiens vers les USA et le Canada... «Cabrón» signifiant, en espagnol, «salaud»...

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