dimanche 10 janvier 2010

Le prof-kleenex

Le prof-kleenex

Et allez, encore un samedi, il fait beau… et je suis resté devant mon clavier. D’abord, j’ai joué un peu de piano. Du Bach, parce que ça détend. Toute cette mécanique digitale extrêmement huilée, ce rythme si précis que la moindre fausse note c’est une crotte de nez sur la Joconde. Et les Préludes, parce que c’est un joli mot qui sous-entend qu’on n’est qu’au début de quelque chose de captivant. En l’occurrence, jouer, c’est s’amuser en agitant les doigts sur un instrument et produire une mélodie harmonieuse… mais il n’était pas dit que j’allais pouvoir atteindre la fin de la partition du Clavecin bien tempéré (édition critique par Armand Ferté). J’avais bien entamé le prélude VIII, « Adagio molto espressivo », six bémols à la clé, rien que ça… les accords arpégés c’est à vous emmêler les crayons à tous les coups, on tire la langue et on recommence dix fois avant d’avoir parfait la mesure et on enchaîne… faut pas avoir de voisins car à tous les coups ils gueulent parce que y a un truc génial sur M6 (tous les voisins ne se nourrissent que d’M6) mais ça tombe bien : je n’ai pas de voisins. Mais j’ai des copains. J’en étais donc à la mesure 14, celle qui fait ti-nanananana-ti etc. et dring, le téléphone. En fait, le téléphone ne fait pas du tout dring, ou alors on se trompe, c’est la sonnette de la porte. Mais, je n’ai pas non plus de sonnette. D’ailleurs, j’habite un coin paumé, c’est difficile à trouver, il n’y a donc que des amis qui viennent me voir et ils savent que la porte est ouverte. C’était donc le téléphone. Et au bout du téléphone, c’était un copain qui appelait, qui sectionnait net, sans le savoir, un pur chef d’œuvre pianistique.

Ensuite, après l’avoir écouté, me revoilà devant mon clavier, mais c’est celui de mon MacBook.

C’est un type que j’ai connu en voyage, nos vadrouilles se sont un jour croisées dans les îles du Pacifique et nous sommes devenus de bons compagnons. D’abord des lettres longues échangées avec des timbres très exotiques, puis plus courtes, puis les simples coups de téléphone. Pour lui, l’internet est un pays hostile dans lequel il n’a aucune raison de poser une seule pataugas. Un truc comme le coma. Lorsque je l’ai rencontré, la moitié du poids de ses bagages était constituée de livres. Oui, ça existe : un type qui se baladait avec des livres. J’en avais aussi. Nous en avons donc échangé quelques-uns. Je lui ai passé Lowry, il m’a refilé Mutis, j’ai rétorqué Vargas Llosa et il m’a asséné Dany Laferrière. Une amitié sous ces auspices ne peut que durer et prospérer.

En fait, il avait tellement de livres dans la tête qu’il a voulu mettre un peu d’ordre dans ce capharnaüm. Il venait de toucher un petit pécule, il a choisi de reprendre des études là où il les avait abandonnées vingt ans auparavant. Il s’est inscrit à la Sorbonne à quarante deux ans et hop, le voilà en train de gamberger avec les gamins de vingt ans. Mais bon, il avait de la marge… il s’est tout de suite passionné pour la littérature comparée, cela semble évident quand on détient déjà une solide culture au départ. Le voilà donc avec une licence en poche, deux, en fait, une FLE, français langue étrangère, ce qui permet d’enseigner la langue française à l’étranger en particulier… et d’une licence de lettres modernes. Il se dit que c’est idiot de s’arrêter là. Il continue, des profs l’encouragent dans cette voie. Donc, il passe une Maîtrise à la Sorbonne qu’il capte avec la mention Très Bien. Comme ça marche, il continue sur un DEA qu’il obtient aussi avec la mention Très Bien. Deux ou trois profs lui affirment que c’est nul de s’arrêter en si bon chemin, et allez, c’est parti pour la thèse… même si, pendant tout ce temps, il faut bien se loger et bouffer tous les jours. Et à Paris. Bref, il travaille dur, il cherche, lit des tonnes d’ouvrages, rencontres des tas d’auteurs, participe à des colloques, des séminaires. Il se passionne aussi pour le cinéma africain, il avait rencontré dans ses anciens périples des types comme Cissé et Ouedraogo… enfin, il se démène. Arrive le jour de la soutenance à l’amphithéâtre Descartes de la Sorbonne. Il a été, encore une fois, très bon dans cet exercice pourtant périlleux : mention Très Honorable et félicitations unanimes du jury. Le voilà Docteur ès Lettres de la Sorbonne. Pas mal pour un parcoureur de la planète. Sa thèse est éditée. Il se dit que la vie va aller bien maintenant. Très bien. D’autant que pour parfaire le travail, il est passé devant la commission du CNU qui a validé son certificat d’aptitude à enseigner dans le Supérieur : qualifié aux fonctions de Maître de conférences section 10 (Ministère de l’Éducation Nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche) n° de qualification 04210141062 (je précise ce détail au cas où quelques-uns, bien situés dans le sérail, voudraient vérifier).

Nickel. Chrome. Le voilà promu Maître de Conférences en Littérature Comparée. Après neuf années d’études. Gros sacrifices, car étudier en essayant de continuer à gagner sa croûte à Paris, sans aucun soutien d’aucune famille, c’est très difficile.

Bardé de diplômes (licence, maîtrise, doctorat…) l’avenir lui appartient.

Eh bien, non.

D’abord, des remplacements dans le secondaire. Pour le Rectorat, ce type de diplômé est une aubaine, excellent en tout, on peut donc le surutiliser : un prof vous lâche dans une prépa, hop, on a le remplaçant idéal. Il vient d’ailleurs de participer à la refonte d’un grand dictionnaire, c’est dire sa qualité. Mais il ne sera payé que comme s’il n’avait qu’une simple licence. C’est comme ça. C’est à dire, environ mille deux cents euros par mois. Il ne coûte donc pas cher et on peut le mettre où l’on veut car il n’a pratiquement pas le choix de dire non. D’ailleurs, s’il dit non, on se passe de ses services car il y en a cinquante dans l’arbre qu’on secoue, pas aussi diplômés, certes, mais on s’en fout, ce ne sont là que des « remplaçants »…

Mon pote a ainsi travaillé pendant huit ans dans le même établissement sans jamais voir son salaire augmenter. La femme qu’il remplaçait en dernier lieu (congé parental) reprend son service au mois de juin. Il perd ainsi le bénéfice des vacances. Toujours à cheval entre différents postes en collège, en lycée, en lycée professionnel, puis plus de poste. L’ANPE. Avec le mec qui tape le dossier et qui se marre en lui disant que c’était bien la peine de faire tout ce travail de titan pour arriver là… Et il se demande où on va bien pouvoir caser cet extraterrestre à part dans l’enseignement… qui n’est pas du ressort de l’ANPE.

Cela fait maintenant onze ans qu’il enseigne dans tous les niveaux. Il a un super contact avec les élèves que ce soit en lycée ou en collège. Les directeurs d’établissements l’apprécient, : il sait « tenir » une classe, il n’est jamais malade, toujours fidèle au poste malgré les kilomètres journaliers à parcourir. Mais ils n’ont pas non plus leur mot à dire : c’est la fonction publique qui décide selon ses propres critères.

Mon ami vient d’apprendre qu’il faut qu’il se mette en recherche d’un emploi car d’autres que lui arrivent sur le marché et sont prioritaires sur ce poste. Adieu donc, et surtout, merci pour tout. Ainsi va la vie. Et c’est moi qui écris « merci pour tout » car, paraît-il, personne ne lui a jamais dit merci.

Si j’écris cela ce soir, c’est que je suis inquiet. Inquiet pour lui et pour tous ceux qui se trouvent dans son cas. Il m’a dit en riant qu’il ne lui restait qu’à « apprendre à voler »… mais j’ai bien compris dès qu’il eut raccroché qu’il n’avait pas l’intention de braquer une banque (alors que c’est l’idée qui me viendrait naturellement !), mais bien de sauter en agitant les bras de tout en haut du Rectorat qui, si mes souvenirs sont bons, comprend un grand nombre d’étages. Je revois la dernière image du film d’Alan Parker, Birdy, et je sais aussi qu’il n’y a pas de terrasse en dessous, mais le vide absolu entre le rebord de béton et la carrosserie d’un noir luisant de la voiture de fonction du recteur qui vient tout juste de se garer devant l’entrée…

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