lundi 11 janvier 2010

Mûr à crever de Frankétienne


Mûr à crever (1995) de Frankétienne (première édition en Haïti, 1968) Éditions Mémoire, Port au Prince.

C’est en septembre 1968 que parut, sous sa première forme, le roman Mûr à crever, d’ailleurs signé à cette époque, par Franck Étienne. La lecture que je propose ici est l’édition de 1995. Il est tout de même important de signaler que 1968 (onzième année de dictature Duvalier) marque, en Haïti, la coïncidence de la parution de ce premier roman de celui qui, jusqu’alors, n’était connu que comme poète[1], et la tentative avortée d’invasion par un « groupe d’exilés ».

L’histoire est simple : Raynand, un jeune homme qui marche, est soudain attaqué et échappe à ses poursuivants dans une course folle. Exténué, il perd conscience. Il est secouru par Paulin qui devient son ami. L’homme qui déambule a rencontré l’homme qui noircit des feuilles.

Raynand est amoureux de Solange. 1968, c’est aussi une histoire de Viêt-Nam, de napalm et de tortures : Raynand s’en préoccupe. Solange se laisse séduire puis, brusquement, préfère Gaston. Blessé, Raynand tente l’aventure de l’exil, l’eldorado des Bahamas : Nassau. Petites combines, boulot de misère, sans papiers, il finira face aux crocs d’un chien sous les insultes d’un flic anglophone. Prison et retour misérable au pays. Échec total de Raynand : sa mère en meurt.

Raynand retrouve alors son ami. L’écriture de Paulin a pris forme, le roman s’articule sous l’œil de Raynand. Marina, amour platonique de Paulin, devient grâce à son poète, une sorte d’hymne à la nouvelle condition de la femme haïtienne. Mais le seul véritable amour de Paulin, c’est l’écriture, et c’est son livre. Marina va lentement fléchir et partir -comme le lui demandent ses parents- pour la France où elle se mariera. Raynand et Paulin sont deux hommes désormais seuls, trompés par les femmes.

Raynand se remet à la marche et Paulin ne vit plus que l’écriture. Paulin attend tout de même quelque chose de Raynand, qui assiste patiemment à la genèse de l’œuvre : un titre. Raynand se lance dans les affaires et se trouve définitivement ruiné. Témoin-marcheur de la réalité quotidienne, il acquiert une conscience politique mais, révolté, il s’enlise dans la solitude. Paulin s’enfonce dans sa création. Aux atrocités des «marines» yankees envahissant le pays, répond une manifestation populaire spontanée. Paulin a également fait son chemin vers la conscience, à travers l’écriture, et c’est lui l’orateur violent, au charisme de chef, de meneur. Raynand, présent dans la foule, en est surpris. Il écoute cette voix et la foule applaudit. Mais l’armée US charge, et les deux amis, toujours séparés, sont blessés. Raynand se débat et crie à Paulin qu’il a trouvé le titre...

Suit le temps étiré de la prison. Raynand, lui aussi, se hissera à la condition de héros en provoquant une évasion, mais il a été touché par une balle. Il ne reverra pas Paulin, il aura juste le temps de confier le titre qu’il a trouvé, pour le roman de son ami, à son camarade d’évasion : Mûr à crever...

Bien sûr, d’aucuns verront, dans les chapitres imprimés en italique -souvenirs écrits à la première personne du singulier, semblant autobiographiques- des mises en abyme, parallèles à celles dont use Gide dans Paludes, mais nous préférons parler plutôt de technique d’enchâssement car ce montage[2] est alterné. C’est le livre d’un dédoublement de la mémoire, l’auteur se montrant tantôt sous l’apparence de Paulin (puisque c’est un écrivain), tantôt sous celle de Raynand (puisque c’est un témoin), mais livre aussi tout simplement de mémoire, (puisque Frankétienne y prend la parole lui-même) : et les trois personna­ges, de fait, se confondent.


MORBRAZ

[1]Au fil du temps et La marche (1964), Mon côté gauche et Vigie de verre (1965), Les chevaux de l’avant-jour (1966) sont, en effet, des recueils poétiques de Franck Etienne.

[2]Au sens filmique du mot : ce roman est effectivement monté selon la conception d’un scénario à trois personnages d’égale importance, angles de vues qui apportent de la profondeur au récit.

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