mardi 12 janvier 2010

Rêve et Littérature romanesque en Haïti de Philippe Bernard


Rêve et littérature romanesque en Haïti de Philippe Bernard, Éditions L’Harmattan, 2004

Cette thèse a pour objet l’étude minutieuse des différentes formes d’interférences du rêve dans la littérature romanesque haïtienne. Choisissant comme point de départ le célèbre roman de Jacques Roumain, Gouverneurs de la rosée, qui s’affirme comme l’œuvre fondatrice de la littérature haïtienne francophone contemporaine, elle va donc à la source capter les premières émanations de l’onirisme pour en suivre méthodiquement le développement à travers le foisonnement de la création littéraire.
Elle analyse en effet les œuvres de tous les romanciers haïtiens marquants de la deuxième moitié du XXème siècle, ceux restés au pays durant la longue nuit duvaliérienne, comme ceux de la diaspora et de l’exil, mais elle met également en valeur d’autres reflets de la Caraïbe, hispanophones en particulier, dans la lignée du «réel-merveilleux» révélé par le Cubain Alejo Carpentier («concept esthétique», comme le définit Albert Bensoussan, «fondé sur une réalité américaine rassemblant toutes les écritures hispano-américaines jusqu’à celle des Caraïbes»), et elle étire sa quête jusqu’en Amérique du Sud pour montrer que la même sève nourrit ces littératures si vivantes, si vivifiantes. Bien évidemment elle offre un historique développé de cette littérature qui fait corps avec les soubresauts politiques d’un pays qui a su être le premier à se libérer du joug colonial mais qui n’a jamais pu, paradoxalement, retrouver la paix. Ce survol de l’histoire haïtienne amènera à cerner les raisons de cette émergence du rêve dans sa littérature et en analyser les développements.

Qui dit Haïti dit aussi Vodou. La recherche expose l’apport de cet aspect culturel et il a semblé primordial d’en offrir quelques clés pour pénétrer certains arcanes qui demeureraient énigmatiques. Beaucoup d’écrivains envisagent en effet ces émanations vodoues comme thérapies personnelles. Approfondissant ce point, l’étude montre comment le vodou peut se révéler un «langage social» bien propre à Haïti et quelle est actuellement la réelle sémiologie du vodou dans cette littérature. Si le vodou génère une part de schizophrénie collective typiquement haïtienne, il se fait également solide rempart contre toute schizophrénie individuelle.
L’histoire a pesé lourd sur la création littéraire et la période de dictature de Duvalier père et fils (qui s’étale sur presque trente ans) a engendré un terrible séisme social. Beaucoup d’intellectuels haïtiens ont été contraints de quitter leur pays, et parmi eux, de nombreux écrivains. Le rêve de cette écriture de la diaspora prolifère dans un monde difficile, il se fait «compensatoire». Certains écrivains ont subi la torture, l’emprisonnement. Certains sont morts, d’autres ont pu fuir. Le rêve a viré au cauchemar quotidien.
Enfin, d’autres auteurs, étrangers à Haïti, sont venus sur l’île et sont tombés sous le charme. Ils ont reçu une sorte de transfusion onirique qui les a entraînés vers des rêves partagés.

Le premier chapitre, "Narrativité et rêve idéologique", réunit deux écrivains majeurs : Jacques Roumain, et celui que l’on peut considérer comme son premier fils spirituel, Jacques-Stephen Alexis. Leur influence considérable est indéniablement à l’origine d’une littérature nouvelle typiquement haïtienne et à valeur universelle. Leur écriture est celle d’une mise en scène artistique d’un projet politique. Elle porte la marques des idéologies de la négritude sur la création, en particulier chez Roumain qui chante la fierté d’appartenir à un peuple courageux et une terre forte. Pour lui, le rêve n’est pas dans l’attente d’un hypothétique paradis divin mais bien dans la réalité terrestre et c’est cette réalité qui s’imprègne du rêve. Le rêve est fruit du travail en ce qu’il a d’abord été un projet, une «image». En miroir, les personnages d’Alexis se livrent à une quête lumineuse, celle de «la belle amour humaine», soutenus par leur foi en un soleil qu’ils couvent dans leurs rêves.

Le deuxième chapitre, "Le rêve compensatoire", couvre l’étude d’une forme de rêve très
particulier : celui né de l’éloignement forcé, de la tragédie de l’exil. Et cet exil est le terreau d’un rêve compensatoire de la médiocrité. Ces rêves sont alors nourris de regrets et se gavent de grandeur perdue. Les personnages sont souvent des militants mais trop éloignés de leur pays pour être réellement efficaces. Qu’ils se trouvent en France, au Canada ou encore en Afrique, ils se heurtent à la réalité de leur impuissance et inventent des stratagèmes pour se donner des raisons d’espérer et même de vivre. Quelques-uns ne pourront résister à la fatale tentation du retour au pays. Ce chapitre explore également l’exil intérieur, en particulier dans l’écriture féminine.
Les écrivains : Jean Métellus, Émile Ollivier, René Depestre, Dany Laferrière, Marie Chauvet.

Le rêve peut aussi prendre l’apparence redoutable du cauchemar. L’imaginaire se voit torturé par les images insoutenables du quotidien. La nuit se fait totale sur le pays, l’espace de liberté se confine à la fragilité du rêve dans un sommeil encombré de violence. Le chapitre III, "L’imaginaire torturé ou le réalisme du cauchemar", décline l’épopée d’une espérance pulvérisée entre ombre et nuit. Les personnages n’ont qu’un mince rayon de lumière pour avancer dans ce qui leur reste de vie. Les écrivains sont des femmes et des hommes plongés dans l’hallucination, en proie aux plus vives terreurs, entièrement soumis à la machine à broyer de la dictature.
Les écrivains : Marie Chauvet, Jan J. Dominique, Lyonel Trouillot, Roger Dorsinville, Anthony Phelps, Gérard Étienne.

Chapitre IV, "Haïti dans la spirale" : un sommet est atteint avec le mouvement spiraliste fondé par Frankétienne, Jean-Claude Fignolé et René Philoctète. Ces écrivains sont restés en Haïti au plus fort de la répression. Ils n’ont pas cédé. Ils témoignent. Certes leur écriture est déroutante car ils empruntent des tracées parfois secrètes, mais la puissance de leurs rêves épouse celle de la spirale qui leur sert de sésame pour fuir le labyrinthe dans lequel ils se sentent enfermés. Le cauchemar devient entre leurs mains une «esthétique du Chaos» et sans cesse, ils combattent les monstres qui naissent de leurs récits. La métaphore est reine et ils se permettent même le luxe de l’humour. Frankétienne fait parfois participer le graphisme à la richesse de son texte. L’onirisme, chez les spiralistes, se déploie entre fragments et brisures, et les personnages, sans cesse confrontés à l’humiliation, à la violence, au meurtre, ont fort à faire pour sauver leur propre peau et continuer à se battre. Le rêve leur tient lieu d’arme fatale comme de refuge imprenable. Le spiralisme montre bien, à travers l’onirisme de sa production romanesque, qu’il est en parfaite osmose avec les expériences littéraires contemporaines menées
tant la Caraïbe que dans toute l’Amérique du Sud.

Le chapitre V, "Le rêve communicatif, la contamination onirique, les écritures haïtianisées", donne la parole à des écrivains qui ne sont pas de nationalité haïtienne mais qui vouent une véritable passion à cette île. Ils rêvent d’une Haïti enchantée, revisitent son histoire chaotique, ressuscitent des rois et des déesses, entraînent le lecteur de l’ombre des ruines de Sans-Souci aux transes des cérémonies de Bois-Caïman, font danser Pauline Bonaparte possédée par Erzulie aux yeux rouges… et l’évocation se termine par le rappel de la visite que fit en Haïti André Breton à la fin de l’année 1945. Il prononça deux conférences que les étudiants de l’époque, devenus écrivains, n’ont pas oublié. Le choc fut grand pour eux. Ils portèrent l’agitation à son comble dans les rues de Port-au-Prince et renversèrent le gouvernement Lescot… La parole du Poète avait été forte.
La thèse se termine donc sur cette anecdote datée de 1945. Jacques Roumain, qui ouvrait cette étude, est mort en 1944. Haïti semble bien être le pays du voyage immobile. On dirait qu’une succession de moments présents enfilés bout à bout ne parviennent jamais à lui conférer l’épaisseur d’un passé ; du moins ce passé n’y prend-il figure que d’esthétique et jamais de leçon politique. On sent comme une fatalité du retour à l’ornière circulaire maléfiquement inscrite depuis l’indépendance si chèrement acquise.

La structure même de cette étude a été conçue d’après le schéma suscité par la spirale. La grande leçon des spiralistes est de ne jamais se laisser enfermer. Pour eux, l’image du cercle est celle de la folie et de la mort. La spirale, en ce qu’elle n’est qu’un cercle imparfait, ruine totalement la notion de cercle et, par là-même, d’enfermement. C’est la solution esthétique qui correspond à leur quête de liberté. Liberté d’expression dans la puissance de son cri. Le rêve, enfant hypnotique de la spirale, est forgé comme l’arme supérieure de l’évasion.

La métaphore première qui lie les divers ingrédients de cette thèse est d’ordre botanique. Roumain aura été l’inventeur de la graine et le créateur du terreau dans lequel la planter pour qu’elle donne un arbre fort. Alexis aura donné sa forme à l’arbre magique racinant dans la terre natale. Et tous ceux qui les ont suivis dans le jardin, écrivains de l’ombre ou de la lumière, de la froideur ou de la canicule, de la haine ou des passions, du courage ou de l’impuissance, des déluges ou des sécheresses, tous ont participé activement à la charpente de cet arbre. Tous ont su le tenir en vie en lui offrant, goutte à goutte, le principe nourricier de sa sève : le rêve.

MORBRAZ

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